Le Pays de Galles, premier voyage naturaliste de Charles Darwin avant le Beagle

Bien que cet épisode soit largement moins connu que le célèbre voyage autour du monde à bord du HMS Beagle (1831-1836), Charles Darwin entreprit durant l'été 1831 une toute première expédition naturaliste au Pays de Galles. Il s'agissait alors, pour le jeune diplômé du Christ's College de Cambridge, d'accompagner sur le terrain le Pr. Sedgwick, géologue de son état. Si cette expédition fut d'assez courte durée, elle fut sur le plan scientifique particulièrement formatrice pour Charles Darwin, qui fit alors ses premières armes en tant que géologue de terrain.


Géologie du Nord du Pays de Galles (Reynolds, 1860, 1889 ; Woodward, 1904), avec le tracé de l'expédition de Sedgwick & Darwin (1831) d'après Roberts (2001).

Ce récit commence par un retard de rentrée universitaire. Le jeune Darwin aurait dû débuter ses études au Christ's College de Cambridge dès la fin de l'été 1827. Cependant, il ne débuta ses études de théologie qu'après Noël, car il devait en premier lieu rattraper son retard dans les enseignements classiques, et notamment en grec ancien. Aussi, lorsqu'il eut validé son examen final, il dût tout de même demeurer deux trimestres de plus afin de compléter son cursus. Il retourna donc à Cambridge au début de l'année 1831, poursuivant par la même occasion ses travaux d'assistant auprès de son mentor et ami, le Pr. Henslow. Ce dernier le persuada de profiter de ces deux trimestres pour étudier la géologie. Darwin, qui avait pris en horreur les conférences médicales à Edimbourg durant ses deux années de médecine, avait séché à Cambridge les conférences (facultatives) de géologie du Pr. Sedgwick. Ce qu'il regrettait désormais. C'était là une belle occasion de se racheter. Darwin se consacra durant les mois suivants à l'étude des sciences de la Terre.

Lorsqu'il eut enfin achevé son cursus, le Pr. Henslow le convainquit de ne pas s'engager trop vite dans la prêtrise mais de poursuivre ses études personnelles de sciences naturelles. De retour à la mi-juin au domicile paternel de Shrewsbury, dans le Shropshire, il y projette un voyage jusqu'à Ténérife avec des amis. Il est impatient d'y découvrir la géologie insulaire, mais apprendre l'espagnol est pour lui une véritable torture. Après qu'il ait obtenu un clinomètre le 10 juillet 1831, il part visiter Llanymynech et remplit trois feuillets de notes éparses. Il réalise une carte géologique du Shropshire en recopiant une portion de carte existante et colorie en orange la strate locale de grès rouges, succession de roches sédimentaires s'échelonnant entre le Permien et du Trias. Darwin peine encore avec la géologie lorsqu'il reçoit une lettre du Pr. Henslow, lui proposant d'assister durant cet été les travaux du Pr. Adam Sedgwick, qui devait entreprendre une excursion géologique au Nord-Ouest du Pays de Galles. Darwin fut enchanté par l'idée, certainement y voit-il une occasion rêvée de relier ses connaissances théoriques à une véritable expérience sur le terrain. Le Pr. Henslow joua ainsi les entremetteurs en persuadant à son tour le Pr. Sedgwick de prendre sous son aile son jeune protégé. Son éminant collègue accepta. Shrewsbury se trouvant aux portes du Pays de Galles, il fut convenu que le professeur de géologie passerait une nuit chez le Dr. Robert Darwin avant de poursuivre sa route en compagnie de Darwin.


Adam Sedgwick, d'après peinture de 1832.

Dans son Autobiographie, Darwin livre assez peu de détails sur cette expédition géologique. Nous y apprenons cependant que durant ce souper, le Pr. Sedgwick fit forte impression sur le jeune naturaliste. Le jeune Charles, soucieux de briller auprès du professeur, s'était lancé dans une anecdote rocambolesque. Dans une gravière près de Shrewsbury, il avait rencontré un ouvrier qui lui certifiait avoir trouvé un fossile usé de volute (coquillage) tropical. L'homme refusa de vendre le spécimen à Darwin, qui pour sa part ne doutait pas une seconde que le coquillage eut bien été collecté dans cette gravière. Le Pr. Sedgwick l'écouta patiemment, mais au grand étonnement de Darwin, il ne fut en rien enthousiasmé par cette découverte stupéfiante. Le professeur expliqua alors au jeune Darwin qu'il avait bien au contraire toutes les raisons du monde de douter du témoignage de cet ouvrier, sans quoi « ce serait le plus grand malheur pour la géologie, car cela bouleverserait tout ce que l'on savait sur les dépôts superficiels dans les comtés des Midlands » (Autobiographie, p. 121).

Pour ma part, j'ai longtemps cru que cette anecdote démontrait une attitude fixiste de l'éminant géologue face à un jeune Darwin à l'esprit progressiste. Mais il n'en est rien. En réalité, Sedgwick enseigna ce soir-là les bases de la démarche scientifique au jeune Charles Darwin. « Malgré mes diverses lectures scientifiques, rien jusque là ne m'avait fait si pleinement comprendre que la sciences consiste à regrouper des faits avant d'en tirer des lois ou des conclusions générales » (Autobiographie, p. 121). Ce que le Pr. Sedgwick fait comprendre à Darwin, c'est qu'un témoignage secondaire n'a que peu de valeur, surtout s'il ne peut le mettre à l'épreuve d'observations sérieuses. Or voilà, Darwin n'a aucune preuve de la véracité de cette anecdote ! L'orgueil de Darwin prit un coup ce soir-là. Le Pr. Sedgwick lui démontra ensuite que l'ouvrier en question avait dû trouver fortuitement un de ces volutes décorant les manteaux des cheminées de nombreux foyers britanniques, jeté dans la carrière par un passant négligeant. Peut-être - à défaut d'avoir pu examiner ce coquillage - s'agissait-il d'un Volute trompe de cochon, nom vernaculaire du Cymbium cymbium, très prisé des collectionneurs pour sa belle coquille, et des amateurs de cuisine sénégalaise pour sa chair. Cette leçon d'investigation scientifique marqua profondément le jeune Darwin, qui appliqua ensuite à la lettre les sages conseils du Pr. Sedgwick. Désormais, il fit sienne la démarche suivante : accumuler patiemment suffisamment d'observations robustes avant d'émettre le moindre conclusion définitive. Darwin se souvint bien des années plus tard des conseils du Pr. Sedgwick, et retourna dans cette fameuse gravière où il ne trouva que des débris de coquillages arctiques. Comme il fallait s'y attendre à la lecture des documents géologiques régionaux !


Cymbium cymbium

Afin de retracer la chronologie de ce voyage au Pays de Galles, je me suis appuyé sur l'article de Michael B. Roberts, paru en 2001 dans la revue Endeavour1. Roberts note que le Pr. Sedgwick quitta Cambridge dans son cabriolet personnel à la fin du mois de juillet 1831. Il passa une journée à Dudley et séjourna à Shrewsbury du 2 au 4 août 1832. La visite chez le Dr. Darwin n'était donc pas une simple courtoisie avant de poursuivre sa route avec le jeune Charles, puisqu'il effectua aussi des relevés géologiques aux alentours de Shrewsbury. Sedgwick cherchait à caractériser la transition locale entre deux couches sédimentaires de grès rouges, l'un marquant le Dévonien et l'autre le Permien – le Carbonifère étant pris entre les deux. Il y a fort à parier que Darwin accompagna Sedgwick dès ces premiers jours, même si cela n'est pas totalement confirmé. Le départ de Shrewsbury eut lieu au 5 août. Sedgwick souhaitait cette fois-ci examiner les « vieux grès rouges » datant du Dévonien (-419 Ma à -359 Ma), nommés par opposition aux « nouveaux grès rouges » du Permien (-300 Ma à -252 Ma), et qui forment une unité stratigraphique très importante du Royaume-Uni. Ce sont des dépôts de transition entre le Silurien et le Carbonifère, riches en oxydes de fer. Ces dépôts sont étroitement liés à l'érosion de la chaîne calédonienne et sont réputés fossilifères. Leur objectif était alors de vérifier la présence de ces affleurements dans la région au Nord-Est de Shrewsbury, tels qu'indiqués dans la carte géologique que George Bellas Greenough avait dressé de la région. Malheureusement pour les deux géologues, ils ne trouvent pas d'affleurements convenables sur place. Le 6 août, ils sont à Llangollen, tentant encore vainement de trouver ces fameux « vieux grès rouges », mais sans grand succès. Sedgwick en conclut bien plus tard qu'il n'existe pas de tels affleurements dans la région et rejeta leur existence. Ironiquement, il faudra attendre 1900 avant que le British Geological Survey prenne en compte leurs corrections !

Le 7 août 1831, les deux hommes sont à Ruthin, dans le Pays de Galles, où ils étudient des conglomérats (roches détritiques). Le 10 août, ils prospectent aux alentours de Llanfairfechan. Durant cette journée, Darwin découvrit le mauvais caractère de Sedgwick. C'est l'épisode des « six pences » : en quittant ce matin-là leur auberge, Shrewsbury est sombre et silencieux. Quand au bout de quelques miles à pied, le professeur s'est persuadé que le garçon d'auberge n'a pas remis le paiement de la nuit à la femme de chambre et décide de revenir de ce pas corriger ce « satané scélérat » ! Darwin eût toutes les peines du monde à le raisonner ! Durant les jours suivants jusqu'à Capel Curing, Darwin accompagne Sedgwick ou l'assiste en prospectant seul et à sa demande des sites secondaires. « Sedgwick m'envoyait souvent sur une ligne parallèle à la sienne, me disant de collecter des échantillons de roche et d'indiquer la stratification sur une carte » (Autobiographie, p. 121). Les travaux de recherche de Sedgwick dépassent quelque peu le niveau de Darwin, mais qu'importe. Un jour alors qu'ils recherchent les fameux « vieux grès rouges » autour de Conwy, Sedgwick lui confie une longue prospection afin de vérifier une fois de plus les données cartographique de Greennough. Encore une fois, pas d'affleurements. Darwin s'acquitte à la perfection de cette tâche, mais doit prospecter pendant deux jours sur plus de 45 kilomètres de terrain avec pour bagage son équipement et les pesants échantillons de roches ! Le jeune naturaliste ne prend nullement ombrage de ces missions subalternes. Il est là pour apprendre, et il compte bien profiter pleinement de cette formation terrain. Et il fait bien, car ce stage de géologie intensive va se révéler très formateur ! Dans ses carnets de terrain, Darwin s'applique à décrire avec soins ses observations. Son style est encore très proche de celui de Sedgwick, laissant supposer que le professeur lui enseigne alors l'art d'une prise de notes de terrain efficace.

Leur périple géologique les mène jusqu'à Anglesey, cette île du Pays de Galles leur porte chance puisqu'ils découvrent enfin des affleurements de « vieux grès rouges », comme le note Darwin dans ses précieux carnets. Mais curieusement, Darwin ne revient quasiment pas sur cette étape de son expédition géologique dans son Autobiographie. Pourtant, la géologie de l'île d'Anglesey va fortement influencer ses observations futures. Le 17 janvier 1832, alors qu'il visite l'île de Santa Maria devant Praia (Cap-Vert), ses notes géologiques font l'analogie avec ses observations réalisées au Pays de Galles. De même en 1834 alors qu'il quitte les îles Malouines, il rédige dans ses notes un long parallèle entre les géologies respectives des Falklands et d'Anglesey. Pour autant, certains détails des journées passées sur l'île d'Anglesey (du 11 au 20 août 1831) ne sont pas totalement clairs. Sedgwick prit un bateau à vapeur pour Dublin, la liaison demandant 7 heures de traversée, et le voyage aller-retour s'étale entre le 13 et le 15 août. Nous ne savons pas exactement si Darwin l'accompagna ou continua sa prospection géologique sur Anglesey. Il faut cependant noter que le 16 août, Darwin et Sedgwick étudient les affleurements de serpentine à Rhoscolyn. Une étape capitale pour la formation géologique de Darwin, puisque grâce à l'observation de ces roches, il pourra conclure en février 1832 que le Rochers de Saint-Paul n'est pas d'origine volcanique. La même journée, ils retrouvent les affleurements de « vieux grès rouges » décrits à Llanerchymedd par le Pr. Henslow. Le 17 août, des affleurements de gneiss, roche métamorphique, sont à l'honneur. Enfin les 18 et 19 août, Darwin et Sedgwick complètent leurs observations avec l'étude d'un dike volcanique.


Cwm Idwal (photo par Richard Outram, décembre 2006) - Wikipedia

Le 20 août 1831, ils quittent Anglesey par Menai Bridge comme certainement ils furent venus, à savoir par le pont suspendu inauguré en 1826. Le 21 août, à Capel Curig, observation de roches volcaniques. Puis Charles Darwin et le Pr. Sedgwick se séparent. Le géologue chevronné se dirige vers Caernarfon, tandis que le jeune naturaliste continue seul son périple. Il se rend notamment à Cwm Idwal, un territoire sauvage qu'il affectionne particulièrement. Il s'agit d'un cirque glaciaire, dans les montagnes de Glyderau, de nos jours très prisé des randonneurs et naturalistes. Son socle rocheux datant de l'Ordovicien comprend des roches volcaniques et sédimentaires, qui furent érodées notamment lors de la dernière glaciation. Les moraines et éboulis caractéristiques du site vont aussi attirer l'attention de Darwin, et il y reviendra en 1842 pour étudier plus en détails ces indices glaciaires. En attendant, Darwin achève son périple de retour par les montagnes du Nord du Pays de Galles. Il s'arrête à Barmouth étudier les roches volcaniques locales, puis y retrouve quelques amis de Cambridge, enfin il poursuit jusqu'à Maer pour ne pas rater les premiers jours de la chasse à la perdrix. Comme il le confesse, à l'époque sa passion dévorante pour la chasse lui aurait interdit de rater le début de saison de ce gibier à plumes !

La suite, vous la connaissez. Le 29 août 1831, Darwin est de retour au domicile paternel, à Shrewsbury. Une lettre du Pr. Henslow l'y attend. Il l'invite à prendre contact avec le capitaine FitzRoy de la Royal Navy. Le commandant du HMS Beagle est prêt à céder une partie de sa cabine personnelle à tout jeune volontaire qui accepterait de s'embarquer sans solde à bord du HMS Beagle en qualité de naturaliste. C'est le début de la plus grande aventure de sa vie …



1. Roberts, M.B. (2001). Just befoire the Beagle : Charles Darwin's geological fieldwork in Wales, summer 1831. Endeavour, 25(1), p. 33-37.

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