« Ma nomination reçut l'approbation de l'Amirauté » Darwin était bien le naturaliste officiel du HMS Beagle, et non simple compagnon de voyage du capitaine FitzRoy

Quel était le rôle exact de Darwin à bord du HMS Beagle ? La plupart des ouvrages de vulgarisation sont confus sur le sujet. Si certains le présentent comme le naturaliste officiel de l'expédition, d'autres ont tendance à présenter le jeune homme comme le compagnon de voyage du capitaine FitzRoy. Et pourtant, Darwin fut bel et bien le naturaliste officiel du HMS Beagle, approuvé par l'Amirauté avant même que le brick-sloop ne quitte Plymouth le 27 décembre 1831. Alors d'où provient le doute, et peut-on y répondre ? En 2013, l'historien John van Wyhe (2013) apportait dans son article de recherche1 une réponse claire à ce dilemme. Et si je reprends dans ce billet le titre de son article, c'est pour souligner tout comme lui qu'il n'existe nulle ambiguïté sur le rôle joué par Darwin à bord du Beagle.


Le HMS Beagle dans les eaux de la Terre de Feu, salué par les autochtones fuégiens. Peinture de Conrad Martens (artiste officiel à bord du Beagle de 1831 à 1836).

Dans « L'Origine des Espèces » (1859) comme dans son Autobiographie (1887), Darwin se déclare naturaliste officiel à bord du HMS Beagle. Pendant près de 80 ans après sa mort, nul historien ne vint remettre en doute cette affirmation. Jusqu'à la parution de l'article de Jacob W. Gruber (1969)2. Pour cet auteur, il est exagéré d'attribuer à Darwin le rôle officiel de naturaliste à bord du Beagle. Et ce malgré l'impressionnante collection qu'il ramena d'expédition. Car selon Gruber, comme le voulait la tradition navale, le rôle de naturaliste était dévolu au chirurgien de bord, soit en l'occurrence à Robert McCormick (1800-1890, portrait ci-dessous) qui assura ce rôle de Décembre 1831 à Avril 1832. Quant à Darwin, il s'agissait d'un invité du capitaine FitzRoy, un gentleman compagnon dont le but premier étant de tenir compagnie à un capitaine enclin à la mélancolie et craignant par dessus tout que la solitude de son poste ne le pousse au suicide.

L'autorité académique de Gruber fut telle que l'hypothèse de Charles Darwin « gentleman compagnon » du capitaine est encore répandue de nos jours. Même Wikipedia présente McCormick comme le « naturaliste officiel » du HMS Beagle, ce qui est, comme l'a démontré van Wyhe, totalement faux ! Alors, qu'en fut-il exactement ? Il faut dire que la situation initiale de Darwin, civil embarqué sans solde sur invitation du capitaine FitzRoy, ne laissait guère d'ambiguïté à Gruber, qui identifie rapidement McCormick comme chirurgien de la Royal Navy et naturaliste de formation, ne peut que jouer en sa défaveur. Et pourtant, un indice aurait pu dès lors mettre en doute les affirmations de Gruber. Si McCormick était le « chirurgien-naturaliste » du Beagle, pourquoi son successeur Benjamin Bynoe (en poste d'Avril 1832 jusqu'en 1836) ne s'occupa un seul instant de collecter des spécimens naturalistes pour le compte de la Royal Navy ?

Mais avant de poursuivre, revenons quelques instants sur le personnage de Robert McCormick. Eclairer le parcours du chirurgien du HMS Beagle nous permettra de montrer les premiers points d'incohérence de la thèse soutenue par Gruber. McCormick fit ses études de médecine à Londres. Il devint dès 1827 assistant-chirurgien à bord du HMS Hecla durant l'expédition Parry. Il est très probable que McCormick fut influencé par l'exemple du Dr. Neill, chirurgien sur le HMS Hecla, qui ramena au cours de l'expédition une impressionnante collection naturaliste. A cette époque, bon nombre de chirurgiens manquent cruellement de compétences scientifiques diversifiées, ce que l'Amirauté identifie comme un point faible pour ses expéditions. Aussi vers le début de l'année 1830, la Royal Navy l'encourage à prendre un congé à demi-solde pour suivre les cours d'histoire naturelle de Robert Jameson à l' Université d'Édimbourg. A son retour en 1831, l'hydrographe Francis Beaufort en charge du recrutement du personnel qualifié pour le second voyage du HMS Beagle lui propose la place de chirurgien attitré. Pourtant durant ce recrutement, il ne fut fait en aucun cas mention de lui confier également la collecte des spécimens. Et pourtant, dans une lettre qu'il lui adresse en Novembre 1831, son ancien professeur Robert Jameson l'encourage en ce sens. Il lui faut prendre conscience au combien cette place était une belle opportunité d'amasser une importante collection d'histoire naturelle et de s'assoir à son retour une solide réputation scientifique !

McCormick en est donc à son tour convaincu, l'expédition du HMS Beagle représente une aubaine pour sa carrière. Et cela malgré les instructions de l'Amirauté parvenues le 14 Novembre 1831 au capitaine FitzRoy, et qui n'exigeaient nullement des officiers du HMS Beagle de ramener des spécimens ! De toute évidence, McCormick n'a jamais souhaité outre-passer son rôle, ni ne se considérait comme le « chirurgien-naturaliste » officiel, poste qui n'apparaît d'ailleurs nul part dans le registre d'équipage ! Mais le chirurgien caressait de toute évidence des ambitions personnelles, et espérait profiter de l'occasion pour amasser une collection privée de spécimens naturalistes. Hélas pour McCormick, le capitaine FitzRoy ne l'approuva nullement. D'une part parce que les ordres de l'Amirauté n'exigeaient pas que ses officiers s'y consacrent ; et d'autre part, parce que la place de naturaliste embarqué était déjà prise par son invité, le jeune Charles Darwin.


Robert McCormick, portrait par Stephen Pearce (1858).

Nous savons que les relations entre Darwin et McCormick furent tendues tout au long des premiers mois du voyage. Darwin avait tendance à le mépriser. « Mon ami le docteur est un âne » se confie-t-il dans une lettre du 30 octobre 1831. Celles entretenues avec le capitaine FitzRoy n'étaient certainement pas meilleures. « [McCormick] a choisi de se rendre désagréable au capitaine et à Wickham » note-t-il lors de l'escale à Rio de Janeiro. Le commandant refusait de le laisser débarquer à loisirs à terre comme pouvait le faire Darwin. Non pas par favoritisme, mais parce qu'encore une fois, les ordres de mission tout comme les affectations à bord ne l'autorisaient pas ! Les discussions houleuses furent certainement nombreuses, car McCormick prit ombrage de ces refus répétés et préféra démissionner de son poste de chirurgien. C'est ainsi qu'en Avril 1832, il quitta le HMS Beagle, comme il devait l'écrire en 1884 dans ses mémoires : « Après m'être retrouvé dans une fausse position à bord d'un petit navire très inconfortable, et très déçu de mes attentes quant à la réalisation de mes activités d'histoire naturelle, tous les obstacles possibles m'ayant empêché de débarquer sur le rivage et de mener à bien mes collections, j'ai obtenu la permission de l'amiral commandant la station locale d'être remplacé et autorisé à rentrer à bord du HMS Tyne ». De quoi noter au combien McCormick sortit aigri de cette aventure avortée. Pour Darwin, son départ semble au contraire une bonne nouvelle : « il n'est pas une perte » écrit-il à sa sœur Caroline Darwin le 25 avril 1832.

Gruber et divers historiens des sciences considèrent pourtant cet événement comme une preuve d'affectation officielle de McCormick au poste de « chirurgien-naturaliste », en accord avec la tradition de la marine britannique. C'est aller bien vite en besogne, comme l'ont démontré Thomson3 et van Wyhe1. D'abord parce que cette tradition supposée à bord des navires de la Royal Navy est tout simplement exagérée. Au cours des XVIIIème et XIXème siècles, le poste de chirurgien-naturaliste n'a rien de gravé dans le marbre. il s'agit d'une tradition fabriquée de toutes pièces à partir de quelques exemples demeurés célèbres, mais qui ne fut jamais suivie comme un règlement de bord. Les éditions successives du Regulations and instructions relating to his Majesty's service at sea (Anonyme, éditions de 1733 à 1826) décrivent les chirurgiens de bord comme … des médecins, et en aucun cas des naturalistes ou collectionneurs de spécimens naturels ! En réalité, il n'y avait pas de règles précises concernant les naturalistes à bord. Ils pouvaient aussi bien dépendre de la Royal Navy ou être des civils invités à bord, recevoir une solde ou non.

Mais alors, comment interpréter la réaction de McCormick au printemps 1832 ? Il semblerait, comme nous l'avons suggéré précédemment, que le médecin s'était mis en tête de profiter de l'opportunité offerte par cette expédition afin de se constituer une collection naturaliste personnelle. Et ce probablement dans l'objectif de s'assurer une solide réputation de savant à son retour. Cette interprétation peut se justifier dans sa biographie, puisqu'il retenta la manœuvre lors de son affectation comme chirurgien durant l'expédition Ross en Antarctique (1839-1843). Mais cette fois, il lui fallut composer avec Joseph Dalton Hooker, naturaliste officiel de l'expédition, qui lui concéda toutefois la collecte d'échantillons géologiques et de spécimens d'oiseaux. Le Skua antarctique ou Labbe de McCormick (Stercorarius maccormicki) porte d'ailleurs son nom.

Si McCormick avait cru pouvoir outre-passer son rôle de chirurgien, c'était sans compter sur deux obstacles majeurs. D'une part les ordres de l'Amirauté, et d'autre part la position d'apparence floue mais pourtant on ne peut plus officielle de naturaliste à bord, attribuée à Charles Darwin.


Darwin testant la vitesse d'une tortue géante, illustration de Meredith Nugent pour Charles Darwin: His Life and Work (1891).

De retour du premier voyage d'exploration du HMS Beagle en Amérique du Sud, le capitaine FitzRoy avait suivi les ordres de l'Amirauté de collecter tout spécimen naturel digne d'intérêt. Mais aucun naturaliste compétent n'avait été désigné dans ces instructions, ce que FitzRoy regrettait amèrement. Selon lui, seul le regard expert d'un véritable homme de sciences pouvait remplir efficacement une telle mission. Aussi durant les préparatifs du second voyage, demanda-t-il à l'hydrographe Beaufort de lui trouver un gentleman hautement qualifié susceptible de combler ce besoin. L'hydrographe acquiesça et s'exécuta. Il confia à Peacock, de l'Université de Cambridge, la mission de lui proposer un nom. Peacock pensa d'abord à Leonard Jenyns, un protégé du Pr. Henslow. Mais Jenyns déclina l'offre. Henslow proposa en retour son jeune élève, Charles Darwin, qui accompagnait alors le Pr. Sedgwick dans une expédition géologique au Pays de Galles. Comme vous le savez, Darwin accepta, et dans une lettre du 1er septembre 1831, Beaufort annonça au capitaine FitzRoy qu'il lui a trouvé un « savant ». Le 5 septembre 1831, FitzRoy rencontra Darwin et approuva sa candidature. Il pria par courrier l'hydrographe Beaufort d'appuyer sa nomination comme naturaliste auprès de l'Amirauté.

Or à ce stade, il faut bien reconnaître qu'une certaine confusion peut apparaître, comme l'explique parfaitement van Whyhe1. FitzRoy invite officiellement Darwin à l'accompagner durant le voyage d'exploration du Beagle. Le jeune naturaliste devient de facto aussi un compagnon de voyage du capitaine. Mais sa nomination va toutefois être examinée et approuvée officiellement par l'Amirauté, comme le révèle la correspondance de Peacock à l'attention de Darwin, le 26 août 1831 : « ils vous fourniront un appointement officiel » lui écrit-il. Finalement, l'Amirauté n'accordera pas de solde à Darwin. Mais ce dernier étant issu d'une famille aisée, n'en a guère besoin. En réalité, ce fut même une condition négociée à son avantage. Darwin n'étant pas engagé directement par la Royal Navy, ses collections ne sont pas la propriété exclusive de l'Amirauté. Cependant, il s'engage tout de même à ce qu'elles demeurent publiques à son retour. Il en gardera toutefois l'usage tant que bon lui semblera. Darwin ne sera pas payé, mais il pourra donc disposer assez librement de ses collections tant qu'elles sont in fine destinées à des musées et organismes publics. Ceci explique aussi pourquoi les collections rapportées par Darwin sont conservées depuis toujours dans les magasins des plus grandes institutions scientifiques britanniques.

Darwin apparaît également dans le registre d'équipage en tant que « Naturaliste » (FitzRoy, Narratives). Il paya néanmoins ses frais de bouche à hauteur de £ 40 par an. L'accord conclu entre le naturaliste et l'Amirauté lui assure donc un poste civil officiel, sans être rattaché aux exigences du Service. Et la formule trouva entière satisfaction pour chaque parti. A tel point qu'en 1835, l'hydrographe Beaufort conseilla au capitaine Beechey d'envisager la même solution pour s'adjoindre les services à bord d'un naturaliste ! « vous savez que les Lordships autorisèrent le capitaine FitzRoy à embarquer le Dr. [sic] Darwin avec lui en tant que géologue et philosophe, compté comme surnuméraire pour les vivres et sans solde … Serait-ce votre attention de réclamer pareil personnage ? Auriez-vous quelqu'un en tête ? ». Enfin, en 1839, Darwin remerciait à nouveau Beaufort pour son soutien grâce auquel « Ma nomination reçut l'approbation de l'Amirauté ».

Il ne fait donc aucun doute que si Darwin fut l'invité et compagnon de voyage du capitaine FitzRoy, il fut avant tout aux yeux de l'Amirauté le naturaliste officiel du HMS Beagle. Par conséquent, les ordres reçus par le capitaine FitzRoy déchargeait les officiers tout comme le chirurgien de collecter des spécimens naturels durant leur voyage. Et pour cause, un zélé civil sans solde s'en chargeait à leur place ! Une solution d'autant plus confortable que Darwin était autorisé à débarquer à terre lorsque bon lui semblait. Ce poste de naturaliste était donc officiel, initié à la demande de FitzRoy, et avec l'approbation des Lordships de l'Amirauté. La position de Gruber2 apparaît non seulement erronée, mais elle confère à Darwin la fausse image de dandy naturaliste, alors que son rôle à bord du Beagle fut on ne peut plus officiel. Mais il faut cependant reconnaître qu'elle était des plus particulières, et que depuis lors le métier de naturaliste s'est fondu dans la profession rémunérée de scientifique, sous l'égide d'institutions, universités, gouvernements ou du secteur privé. Autres temps, autres mœurs.


Notes bibliographiques :

1 van Whyhe, J. « My appointement received the sanction of the Admiralty » : Why Charles Darwin really was the naturalist on HMS Beagle. Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences (2013).

2 Gruber, J.W. (1969). Who was the Beagle's naturalist. British Journal for the History of Science, 4, 266-283.

3 Thomson, K.S. (1995). HMS Beagle : The story of Darwin's ship. London : W. W. Norton.


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