[1833] Coup d'état à Buenos Aires
Nous sommes le 20 octobre 1833. Alors que son périple sur le Rio Paraná touche à sa fin, Darwin est impatient de regagner Buenos Aires afin de prendre le paquebot jusqu'à Montevideo, où l'attend le HMS Beagle. Mais alors qu'il s'approche de la ville, il découvre que les partisans de Rosas l'assiègent. Une violente révolution vient d'éclater une semaine auparavant ; tous les ports sont sous embargo et Buenos Aires est inaccessible. Darwin revient en plein épisode de la "Revolución de los Restauradores".
La cathédrale de Buenos Aires vers 1830 |
Profitons de la situation pour revenir sur les événements politiques qui agitèrent la Province de Buenos Aires durant ces derniers mois. Après la fin de son mandat, Rosas quitta son poste de Gouverneur de la Province le 17 décembre 1832. Bien que réélu, il refusa de prendre ses fonctions après que le Conseil des représentants ne voulut pas renouveler ses pouvoirs extraordinaires (législatifs et exécutifs). La guerre civile de 1828 était achevée, et le Conseil aspirait à rétablir l'autorité démocratique. Rosas cependant avait d'autres projets pour la Province de Buenos Aires et la Confédération Argentine. Aussi de nouvelles élections eurent lieu et le général Juan Ramón Balcarce, héros de la guerre d'indépendance argentine, les remporta à sa place.
Durant les premiers mois, Balcarce poursuivit une politique favorable au général Rosas. Mais il prit très vite son indépendance et rejoignit le parti adverse des généraux Martinez et Olazábal. Pendant ce temps et comme il l'avait annoncé dans son discours d'adieu, Rosas organisa sa Campagne du Désert de 1833 dans le but de repousser les tribus amérindiennes de la Pampa. Le gouverneur Balcarce lui avait promis son soutien, mais il se rétracta et Rosas dut financer lui-même sa campagne militaire. Ce fut sans aucun doute une erreur de Balcarce, car les ressources financières considérables de Rosas lui permirent in fine d'entretenir une troupe régulière en plus de ses nombreuses milices rurales.
Une tension politique s'installe donc progressivement entre le gouvernement de Balcarce et les soutiens de Rosas. Les partisans de chaque camps s'affrontent par voie de presse, chaque parti dirigeant ses propres gazettes et journaux. La presse rosiste, particulièrement virulente, obtint la démission de deux ministres de Balcarce. En avril 1833, les élections des députés provinciaux annoncent une redistribution des cartes parlementaires. Chaque camp s'y prépare activement.
Les soutiens politiques Rosas entendent bien profiter de ces élections législatives pour préparer le retour triomphal de leur leader. Le parti fédéral était alors divisé entre les "schismatiques" soutenant le gouvernement de Balcarce et les "apostoliques" ou partisans de Rosas. Chaque camp présenta sa propre liste. Les "apostoliques" ne sont pas organisés par des politiciens, comme leurs adversaires. Mais ils sont soutenus par un groupe de pression, la "Société Populaire de Restauration", initiée par Encarnación Ezcurra, l'épouse de Rosas. L'agitation populaire est palpable. Lorsque la liste officielle "schismatique" du gouvernement Balcare remporte les élections, le camp rosiste crie à la fraude électorale. Les députés "apostoliques" élus - dont le général Rosas – protestent vigoureusement en démissionnant ou renonçant à leurs sièges au parlement.
Portraits du général Rosas et de son épouse Encarnación Ezcurra |
Il n'en fallait pas plus pour provoquer une crise politique majeure. Durant les semaines qui suivirent, les deux camps s'insultent copieusement par voie de presse. Le procureur Pedro José Agrelo, un schismatique, décide même de poursuivre Nicolás Mariño, directeur du journal rosiste "El Restaurador de las Leyes". Les "apostoliques" profitent de l'occasion pour mettre le feu aux poudres. Ils recouvrent Buenos Aires d'affiches annonçant le procès imminent du "Restaurateur des Lois". Or s'il s'agit du journal rosiste, ce titre est aussi le surnom que se donnait le général Rosas durant la guerre civile ! La rumeur se répand et enfle dans les rues de Buenos Aires. Le gouvernement veut faire juger le général Rosas !
Le procès de Nicolás Mariño débute le 11 octobre. La foule, qui croit au procès de Rosas, se masse devant le tribunal. La séance est interrompue lorsque des manifestants tentent de pénétrer dans le palais de justice. Rapidement, la situation dégénère. Des centaines de soldats en garnison dans la ville s'insurgent à leur tour. Le gouvernement envoie le général Agustín de Pinedo pour calmer les rebelles, mais ce dernier trahit son camp et rejoint les rosistes ! Depuis le théâtre d'opération du sud, le général Rosas sort de sa neutralité politique. Il adresse un courrier au gouvernement de Buenos Aires dans lequel il dévoile son soutien indéfectible envers les rebelles ! Les troupes rebelles assiègent la ville et imposent un embargo sur les ports. Si rien n'est fait, Buenos Aires se retrouvera rapidement à court de vivres.
Darwin arrive en ville dans cet état de siège. Malgré cela, le jeune naturaliste anglais n'a d'autre choix que de séjourner sur place dans l'attente que l'embargo portuaire soit levé. Les militaires lui refusent bien évidemment d'entrer dans la ville. Mais le 21 octobre, il obtient une entrevue avec l'état-major rosiste. Il rencontre le frère de Rosas, et il lui suffit de prouver qu'il voyage avec la bénédiction du général pour qu'on lui facilite immédiatement les démarches. Au final, Darwin resta bloqué à Buenos Aires du 22 octobre au 1er novembre 1833. La famine guette, les soldats du gouvernement molestent les civils et s'adonnent au pillage. Le peuple, malgré les souffrances, reste fidèle à Rosas. Il ne fait nul doute que la situation est mal engagée pour le gouverneur Balcarce.
Durant son séjour dans la ville assiégée, Darwin se plaint surtout de ses difficultés personnelles. Il parvint en soudoyant quelques soldats à faire rentrer clandestinement son domestique et ses effets personnels. Ses collections naturalistes sont sauves et pourront être expédiées à Montevideo. Il déplore que les magasins sont fermés, ce qui l'empêche de traiter correctement ses affaires. S'il décrit les exactions des soudards du gouvernement et rapporte quelques rumeurs entendues, il ne prête au final que peu d'intérêt à la situation politique argentine. Son Journal de Bord demeure même assez imprécis sur les événements d'octobre 1833. Selon son témoignage, Balcarce et ses ministres ont démissionné et fui Buenos Aires, tandis que les rebelles ont élu sur place un nouveau gouverneur. Ce qui est inexact ; un des ministres démissionna, mais Balcarce refusa d'abandonner son poste de gouverneur et de quitter la ville. Il conserva comme il le pouvait le peu d'autorité qu'il lui restait. Quant aux insurgés rosistes, ils ne contrôlaient pas Buenos Aires et encore moins le palais du gouverneur. Toutefois, les partisans de la "Société Populaire de Restauration" d'Encarnación Ezcurra s'activaient aussi en ville. Peut-être sont-ce ces rebelles auxquels Darwin fait référence. Quelques escarmouches éclatèrent entre les deux camps, sans que la situation n'évolue. Les vivres s'amenuisent, cependant pas au point que Darwin nous en livre un récit désespéré.
Des troupes loyalistes se massent non loin de Montevideo, espérant briser prochainement le siège de la capitale. La contre-offensive eut d'ailleurs lieu au 28 octobre 1833. Les Rosistes sont battus par le général Olazábal. Le siège est levé et les ports sont rouverts. Darwin va pouvoir embarquer sur un paquebot à destination de Montevideo le 2 novembre. « Le trouvais bondé d'hommes, de femmes et d'enfants, heureux de fuit une ville aussi détestable » Charles Darwin, Journal de Bord. Sur place, le gouvernement de Balcarce conserve le contrôle de Buenos Aires, mais la partie politique est déjà perdue. Le 4 novembre 1833, le gouverneur démissionne sous la pression du Conseil des Représentants. On propose le poste de gouverneur à Rosas en s'abstenant de nouvelles élections, mais le général refuse à nouveau parce qu'aucun pouvoir extraordinaire ne lui est accordé. Le général Viamonte est nommé gouverneur par intérim, sans qu'aucune des deux factions ne lui accorde leur confiance.
Profitant de la faillite du pouvoir gouvernemental, la "Société Populaire de Restauration" arma sa propre milice, la Mazorca. Rapidement, elle contrôla les rues de Buenos Aires. Toute opposition politique est sévèrement réprimée. Les partisans schismatiques sont arrêtés en toute illégalité, bastonnés, leurs maisons pillées. Les adversaires politiques de Rosas fuient à Montevideo. Dans les campagnes, les commandants rosistes occupaient le terrain. Viamonte démissionne en 1834, son successeur intérimaire est un pantin. Le général Rosas reprend alors le pouvoir en 1835, non seulement avec les pouvoirs extraordinaires qu'il réclamait depuis 1832, mais avec la "somme de la puissance publique" et sans opposition possible. La dictature rosiste est désormais en place. « Pour moi, il est clair que Rosas deviendra nécessairement par la suite le Dictateur absolu (ils n'aiment pas le terme de roi) de ce pays ». Charles Darwin, Journal de Bord. Ne vous y trompez pas. Darwin en tant que sujet britannique se méfiait des républiques démocratique et jugeait que seul un régime autoritaire put garantir la stabilité de ces nouveaux états d'Amérique latine. Tout sauf la révolution !
Commentaires
Enregistrer un commentaire