[1832] Échoués sur le rivage

Alors que le HMS Beagle achève son premier séjour dans la baie de Bahia Blanca, le capitaine FitzRoy souhaite construire une sorte de point de repère de fortune à l'entrée de la baie. Il espère ainsi faciliter la navigation dans ces eaux côtières, notamment lors de sa prochaine venue. Les autorités locales semblent plutôt indifférentes à ce projet, qu'il exécute sans encombres à partir du 2 octobre 1832. Tôt ce matin, les quatre baleinières débarquent sur le rivage pour construire cet édifice. Il est prévu de travailler toute la journée et de rentrer à bord le soir venu. Darwin et l'aspirant King en profitent pour retourner collecter des fossiles. M. Boynoe débarque aussi dans l'attention de chasser quelques gibiers.

Pendant leur randonnée, Darwin et King notent que le vent a tourné, mais n'y prêtent pas plus attention. De retour sur la plage, ils remarquent que deux baleinières ont hissé à sec. Ce qui est surprenant car jusqu'à présent les descriptions des annexes du Beagle ne parlaient que d'une seule baleinière équipée de voiles. Mais passons, toujours est-il que deux heures plus tôt, deux baleinières ont pu retourner à bord non sans difficultés avec le Capitaine FitzRoy, et que le mauvais temps empêche les deux autres embarcations de quitter le rivage. Face à la ligne de rouleaux écumants, Darwin comprend qu'il va falloir passer la nuit sur la plage. En tout, 18 hommes vont devoir dormir à même le sol, avec pour seuls vêtements leurs tenues légères de la journée. Messieurs Stokes et Johnson, restés à terre, assureront le commandement. Point de dîner, les vivres étant trop rares. Les embarcations (qui décidément d'après Darwin étaient toutes équipées de voiles ; est-ce un aménagement récent préparé par l'équipage ces dernières semaines?), sont mises à l'abri de la marée et leurs voiles servent de paravent de fortune.

Gravure d'illustration de Robinson Crusoé, édition anglaise du XIXème


La nuit est froide, le ventre vide des marins doit gargouiller très fort. A part prendre leur mal en patience, il n'ont pas grand chose à faire pour le moment. « Serrés les uns contre les autres, nous arrivions à peu près à résister ». Charles Darwin, Journal de Bord. Le 3 octobre 1832 au matin, les choses se présentent toujours aussi mal. Le mugissement du violent ressac sur la plage leur confirme que tout départ est impossible. Les naufragés observent le Beagle tanguer dangereusement et s'inquiètent. Pour compléter leurs maigres provisions, les marins se font charognards. Le mauvais temps a eu raison d'un faucon, de de mouettes et de passereaux. Cela constituera leur petit déjeuner. Le soir, ils agrémentent leurs portions d'un poisson échoué.

Heureusement pour eux, le vent se calme suffisamment en fin de journée pour qu'à la grande joie de l'équipage, le Capitaine FitzRoy puisse s'approcher suffisamment de la côte avec son canot et leur jette un tonneau de vivres. Quelques matelots le récupèrent à la nage pour éviter qu'il ne dérive au large. Dans ses Narratives, FitzRoy explique en effet qu'il ne put livrer qu'un seul tonneau de ravitaillement. La faute au mauvais temps, qui rend difficile tout transport à bord d'une baleinière. Quoi qu'il en soit, le Capitaine relate l'événement avec le sentiment du devoir accompli. Il en profite pour taquiner notre jeune naturaliste : « M. Darwin était également à terre, après avoir cherché des fossiles, et il trouva cette épreuve de la faim assez longue pour satisfaire même son amour de l'aventure » FitzRoy, Narratives.

La nuit suivante est redoutable pour nos 18 naufragés. Il pleut, il vente, il fait froid (il neige même sur les plus proches collines). L'équipage n'a pas de quoi allumer convenablement un feu. Les marins qui se sont jetés à l'eau pour récupérer le tonneau souffrent énormément. Ils ne réussissent pas à se réchauffer, leur endurance est mise à rude épreuve. « Je ne m'étais jamais rendu compte de la souffrance que pouvait causer le froid ; je n'arrivais pas à dormir, ne fût-ce qu'une minute, tellement j'étais secoué par les frissons » Charles Darwin, Journal de Bord. Aussi le 4 octobre 1832 lorsque enfin le temps leur permet de regagner le Beagle en baleinière, le soulagement est grand pour les 18 membres d'équipage.

Il est remarquable de noter que malgré les conditions difficiles, la consommation de charognes sur le rivage, et les l'hypothermie de plusieurs matelots, aucun homme ne succomba à cet échouage. Tout juste Darwin note au 5 octobre que certains « matelots se sont sentis plutôt mal, mais aucun d'entre nous n'est vraiment malade ». Charles Darwin, op. cit. La robuste constitution de ces marins anglais a de quoi impressionner. Leur capacité à digérer littéralement n'importe quoi laisse également songeur sur la robustesse et la diversité de leurs microbiotes intestinaux. Même Darwin, qui n'a pourtant pas l'endurance des marins de la Royal Navy, se remet fort bien de ces péripéties. Elles ne refroidissent en rien son goût pour le bivouac, puisqu'il repart camper dans la nature le 7 octobre 1832 ! Il rejoint alors le campement en plein air à partir duquel le Lieutenant Wickham surveille la préparation des deux Goélettes louées pour assister la mission cartographique du HMS Beagle. Voilà un épisode qui nous ramène à la rencontre avec M. Harris, et qui fera l'objet d'un prochain billet sur ce blog.

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