[1832] Darwin et la bioluminescence

Le 24 octobre 1832, le HMS Beagle est en route pour Montevideo. La nuit précédente (23-24 octobre) était d'un noir d'encre, seule la lumière phosphorescente bleutée de l'écume brillait tout autour du brick-sloop. Ce tableau magnifique évoque pour Darwin la prose du "Paradis perdu" de John Milton. Mais en bon naturaliste, il a aussi pu récolter quelques échantillons d'eau de mer.


« Aux yeux de Satan et des deux spectres, apparaissent soudain les secrets du vieil abîme : sombre et illimité océan, sans bornes, sans dimensions, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l’espace sont perdus ; où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion ». John Milton, Le Paradis perdu (1667)


Bioluminescence de Dinoflagellés

Ce n'est pas la seule mention de bioluminescence marine de la part de Darwin. La toute première entrée de ses Notes Zoologiques du 6 janvier 1832 était déjà consacrée à ce phénomène, Darwin examinait alors un prélèvement d'eau de mer particulièrement laiteuse pendant toute une nuit et jusqu'au lendemain matin. Le 22 août 1832, il décrivait aussi dans ses Notes Zoologiques ce phénomène biologique alors que le HMS Beagle quittait les eaux du Rio de la Plata. Il établissait même une typologie de ces phénomènes : scintillants, laiteux ou "en éclairs" selon ses propres observations. Darwin tenta même d'effectuer des prélèvements en filtrant cette eau luminescente à l'aide d'une fine gaze. Il trouva des Crustacés Copépodes du genre Cyclops et une méduse du genre Dianœa (désormais identifiée comme Liriope tetraphylla). Nouvelle tentative le 6 septembre 1832 ; d'autres Crustacés pélagiques lumineux sont présents. « mais cela ne n'aide pas à comprendre ce phénomène de mer lumineuse » Charles Darwin, Notes Zoologiques.

Nouvelle session durant la nuit du 23-24 octobre 1832 ; l'eau prélevée contient de nombreuses particules lumineuses. Darwin en vient à supposer qu'il s'agit de fragments de zooplanctons se décomposant. Mais à nouveau, la biologie exacte de cette luminescence lui échappe. Et pour cause, probablement est-il plus familier des bioluminescences d'insectes, comme les fameux Vers luisants terrestres. Mais cette fois-ci, point de Lampyris noctiluca de la famille des Coléoptères pour enrichir ses collections !

Or le phénomène de bioluminescence marine peut être tout aussi bien provoqué par des bactéries du genre Vibrio ou Photobacterium que par des micro-algues comme Noctiluca scintillans ou Lingulodinium polyedra. Parmi le zooplancton, diverses espèces sont bioluminescents. Probablement avez-vous déjà entendu parler de ce phénomène chez le Krill antarctique (Euphausia superba), probablement l'espèce la plus connue dans sa catégorie. Nous ne dresserons cependant pas dans cet article la liste complète des espèces pélagiques dotées de cette remarquable caractéristique lumineuse. Notons cependant que bioluminescence n'est en rien une homologie, et qu'elle serait apparue indépendamment au moins 40 fois au cours de l’Évolution (Haddock et al., 2009). Précisons d'ailleurs que la luciférine ne désigne pas une molécule en particulier mais une famille de composés ayant les mêmes caractéristiques biochimiques.

De nos jours, le phénomène biochimique est quant à lui bien connu. Au cours d'une réaction d'oxydation, la luciférase catalyse la dégradation de la luciférine en présence de dioxygène. Le produit obtenu appelé oxyluciférine passe alors à un état excité, et émet un photon pour revenir vers un état électroniquement stable. La réaction rejette également du dioxyde de carbone ; dans certains cas elle nécessite la consommation d'ATP afin de franchir sa barrière énergétique. Dans un second temps, l'oxyluciférine est reconvertie en luciférine par une enzyme régénérative (Gomi & Kajiyama, 2001) et le cycle biochimique peut ainsi se poursuivre.

Les mécanismes biologiques à l'origine de cette bioluminescence sont tout aussi variés. Très souvent, les Animaux marins utilisent des bactéries photosymbiotiques. Mais cette règle n'est pas absolue, il existe des variantes biochimiques originales comme chez la méduse Aequorea victoria qui fait appel à une photoprotéine plutôt qu'à l'oxydation de la luciférine. Quant aux comportements liés à cette bioluminescence, il semblerait que le phénomène ait plusieurs rôles. Le calmar Euprymna scolopes s'en sert pour se camoufler. La faible lumière des profondeurs où il vit se confond avec cet éclairage scintillant. Le Poisson-vipère Chauliodus macouni utilise la lanterne qui lui sert d'appendice frontal pour attirer ses proies à portée de mâchoires. Le zooplancton utiliserait cette bioluminescence pour dérouter ses prédateurs. Ce serait la probable explication aux flashs lumineux observés par Darwin dans les eaux de Fernando de Noronha.

Il est peu probable que Darwin ait pu véritablement percer les secrets de ce mécanisme biologique. Les connaissances biochimiques et microbiologiques nécessaires pour cela ne lui étaient pas encore accessibles en 1832. Dans le "Voyage d'un naturaliste autour du Monde", Darwin revient à nouveau sur ces phénomènes de bioluminescence marine. Il conclue à une origine organique comme animale. Selon lui, la brillance verte observée dans certaines eaux est liée à l'activité physiologique de petits Crustacés pélagiques. Mais cette seule explication zoologique ne lui suffit pas. Il tire de ses observations une seconde explication concernant les phénomènes d'eaux laiteuses bleutées. Dès lors que la colonne d'eau se charge en matière organique gélatineuse, le zooplancton abonde pour s'y nourrir. Mais selon lui, ces animaux ne peuvent expliquer à eux seuls les spectaculaires couleurs laiteuses bleutées et les flashs lumineux observés. Il propose que la remontée de ces particules organiques jusqu'aux eaux de surface entraîne leur décomposition au contact de l'atmosphère par oxydation - Darwin assimile grossièrement ce phénomène à une "respiration" - ce qui générerait cette spectaculaire bioluminescence.

Les deux interprétations sont élégantes au vu des connaissances de son époque. Mais elles ne résistent pas face à la biologie moderne. Darwin comprend sans pouvoir le démontrer que le phénomène est lié à une oxydation de la matière organique. Cependant, il ne dispose pas de connaissances microbiologiques ni de techniques biochimiques suffisantes lui permettant de mener une investigation sérieuse de ses prélèvements d'eau de mer à bord du HMS Beagle. Hélas pour Darwin, la bioluminescence marine demeura pour lui un secret indéchiffrable.

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