[1832] A court de pain à bord du Beagle !

Le 21 octobre 1832, le HMS Beagle laisse les Goélettes La Paz et La Liebre poursuivre leur travail de cartographie entre Bahia Blanca et Bahia San Blas. Le capitaine FitzRoy met le cap au Nord vers Montevideo, avec pour objectif de se ravitailler et de réceptionner lettres et colis déposés à poste restante. Or il est grand temps de remplir les cales ! L'armement des deux Goélettes louées a retardé le départ de Bahia Blanca ; les vivres commencent à manquer et d'ici une semaine le pain manquera à bord.

Aussi le capitaine FitzRoy ordonne de rationner l'équipage en "pain" au ratio de 2/3. Cela devrait assurer une marge de sécurité d'ici l'arrivée à Montevideo. Néanmoins, nous pouvons ressentir entre les lignes de son Journal de Bord l'inquiétude de Darwin face à la situation. Craignait-il de connaître les souffrances d'un équipage affamé, piégé en mer sans plus aucunes vivres ? Ou peut-être est-ce tout simplement de l'anxiété, sentiment compréhensible devant ce rationnement imprévu.

Mais rassurons-nous. Si le pain risque donc de manquer prochainement, les autres vivres embarquées ne semblent pas encore faire défaut à l'équipage. Pour leurs repas, les marins disposent de conserves de viande ainsi que d'aliments riches en vitamine C pour prévenir le scorbut. Mais quel est donc ce pain dont parle ici Darwin; est-ce une sorte de baguette à la française cuite à bord ? Pas du tout. Un pain mou grossier coupé en tranches comme une boule ou une miche ? Non plus. Darwin fait ici référence au « ship's biscuit » ou « pain de mer » embarqué en grande quantité par les navires de la Royal Navy.


Biscuit de vivres embarquées dans les navires de la Royal Navy au XIXème (par woodsrunnersdiary.blogspot.com)

Les navires effectuant de longs voyages vers les mers du Sud ou les Indes orientales avaient besoin d'un approvisionnement en nourriture se conservant le plus longtemps possible et bon marché de surcroît. Le « biscuit de navire » représente une source de fibres complémentaire à la viande en conserve. De surcroît, il peut être consommé jusqu'à 6 mois après fabrication, quelles que soient les conditions climatiques en mer ! Afin de fournir des vivres bon marché et en grande quantité, la Royal Navy organisa la fabrication industrielle de ce fameux biscuits. Les ingrédients nécessaires (eau, farine et sel) étaient directement mélangés par les ouvriers avant découpage de la pâte et cuisson. Les fournisseurs tentaient souvent de vendre des ingrédients de mauvaise qualité et ainsi s'assurer un odieux bénéfice ; cependant la Royal Navy veillait au grain et ses « ship's biscuits » avaient la réputation d'être de qualité supérieure.

Les « biscuits de navire » ont également marqué la culture populaire outre-Atlantique. Patrick O'Brian, dans les fameuses Aventures de Jack Aubrey, évoque bien évidemment ces biscuits parfois agrémentés d'indésirables charançons. Ce qui inspira une célèbre scène du film Master and commander : De l'autre côté du monde (2003). Il inspira même Tolkien, qui en fit le lembas ou pain de voyage des elfes ; bien plus énergétique que la recette de la Royal Navy.

La recette originelle du « ship's biscuit » est disponible sur le site du Muséum de la Royal Navy. Je ne résiste pas au plaisir de vous la rapporter sur ce blog ! Pour produire un biscuit de navire ordinaire, prenez une farine complète moyennement grossière moulue sur pierre. Ajouter de l'eau et de la levure de bière à 1 lb de farine et 1/4 oz de sel pour faire une pâte ferme. Laisser reposer la pâte 1/2 heure puis étaler très épais. Découpez-là en 5 à 7 biscuits. Cuisez vos biscuits dans un four chaud à 420°F pendant 30 minutes. Les biscuits doivent ensuite reposer dans une atmosphère chaude et sèche pour durcir et sécher convenablement. Bon appétit, les marins !

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