[1835] Darwin et les Tahitiennes, un combat féministe raté ?

Le 22 novembre 1835, le HMS Beagle arrive à Papeete. La Reine Pomare IV y réside, ainsi que son conseiller, le missionnaire Pritchard. Ce personnage central des événements politiques à venir à Tahiti nous est décrit par Darwin comme un « homme sensé, agréable et bon ». Rappelons que sa décision hâtive d'expulser les prêtres catholiques français l'année suivante entraînera la perte de Tahiti pour l'Angleterre. Signe d'un débat alors soutenu dans les salons britanniques, Darwin s'attarde assez longuement sur la bonne morale des filles des missionnaires qu'il y rencontre, avant de dresser un bilan élogieux de l'évangélisation des populations tahitiennes. Réfutant les accusations qu'il juge calomnieuses quant au travail des missionnaires sur place, il insiste pour les présenter comme les « sauveurs » d'une civilisation jusqu'alors sauvage, belliqueuse et sacrificielle. Autant d'arguments en faveur du mythe de ''l'homme blanc occidental salvateur'' propre au XIXème siècle.

De tels propos ne sont pas si inhabituels chez Darwin, qui partageait une vision verticale des civilisations humaines et jugeait primordiales d'aider au progrès des plus ''sauvages'' d'entre-elles. Pour autant, Darwin demeure un philanthrope, persuadé dans ''La Filiation de l'Homme'' (1871) de l'universalité de l'espèce humaine. Pour autant comme nous l'avons déjà vu, Darwin plaçait les Fuégiens au plus bas de sa hiérarchisation civilisationnelle de l'humanité, au point même de les croire proches de l'état originel de l'Homme. Un raisonnement similaire apparaît avec les Tahitiennes, bien qu'il s'évertue à défendre leurs progrès moraux : au final, Darwin estime que les femmes autochtones, dont la vertu est si décriée en Europe (la rumeur de leurs mœurs lascives était déjà répandue !), n'a finalement rien à envier à la moralité occidentale. Bien au contraire, les scènes si exotiques décrites par les expéditions de Cook lui semblent désormais révolues ; il faut selon lui rendre grâce à l'éducation religieuse dispensée par les missionnaires.


"Femmes de Tahiti", Paul Gauguin, 1891.


Les Tahitiens, de « bons sauvages » convertis selon Darwin ? L'interprétation est tentante. Mais peut-être s'agit-il là d'une conclusion formulée bien trop vite. Darwin écrit dans son Journal de Bord : « Mais il est inutile d'argumenter contre ces hommes-là [les colporteurs des mauvaises mœurs exotiques des Tahitiennes] ; je crois que, déçus de découvrir que la licence des mœurs n'a pas le champ aussi libre qu'autrefois, ils ne veulent pas rendre justice à une moralité qu'ils ne souhaitent pas mettre en pratique, ou à une religion qu'ils sous-estiment, quand ils ne la méprisent pas ». En d'autres termes, seuls les hommes de mauvaise vertu reportent leurs désirs libidineux sur les femmes autochtones. Pour autant, le jugement de Darwin demeure ambigu. En se réjouissant de la bonne moralité des Tahitiennes de son époque, il ne dénonce pas l'origine de ces rumeurs, mais leur propagation quelques décennies plus tard. Il ne cherche nullement à rétablir la vérité ethnologique et en justifie même l'origine par l'argument d'autorité des expéditions Cook. La femme autochtone demeure coupable d'un crime originel, quand bien même sa "bonne morale" ait évolué à la lumière du christianisme.

Entendons-nous bien, la société britannique de cette première moitié du XIXème siècle est loin d'être féministe. Darwin a cependant été élevé au sein d'une famille philanthrope et abolitionniste. Dans ''La Filiation de l'Homme'' (1871) il explora le dimorphisme sexuel de l'espèce humaine avec une neutralité repoussante, au point d'être interprété de nos jours comme un auteur anti-féministe. Pourtant, la discussion de la sélection sexuelle chez l'homme moderne dissimule chez Darwin des positions morales nettement plus progressistes. Dans ses notes de recherche (Carnet C, 1er semestre 1838), il griffonne ainsi : « instruisez toutes les classes – évitez la contamination des castes. Améliorez les femmes et l'humanité s'améliorera ». Voilà une formulation bien désuète, mais sans équivoque. Pour Darwin, les différences entre les genres s'effacent dès lors que la société les gomme, pour le plus grand bien de l'humanité. De la différence, découle l'inégalité, puis l'injustice. Et contre les injustices, Darwin brandit l'éducation (alors déplorable) des femmes. Restons modestes sur la nature féministe de ses réflexions, mais écartons néanmoins tout sexisme volontaire.

Alors, pourquoi sa défense des Tahitiennes demeure une accusation morale implicite ? Tout simplement parce que Darwin, comme nous l'avons rappelé précédemment, jette systématiquement un regard civilisationnel vertical sur les peuples autochtones rencontrés. Ce rendez-vous toujours manqué avec l'ethnologie est frustrant pour le lecteur contemporain. Mais témoigne pourtant d'une évolution progressive des sciences humaines au XIXème sècle. Pour autant, le féminisme ne naquit pas sous la plume de Darwin. Mais sa pensée progressiste sut-elle s'affirmer dans sa vie privée ou familiale ? Son épouse, Emma Darwin fut certainement écrasée par la charge de son mari ; cependant non pas que ce dernier s'évertuait à l'enfermer dans un carcan patriarcal. Charles Darwin, handicapé par son état de santé, nécessitait le soutien d'une personne aidante ; rôle qu'a tenu son épouse pendant plusieurs décennies. Qu'en était-il de sa correspondance ? Darwin n'eut aucune difficulté à considérer les femmes scientifiques de son époque ; bien au contraire. Quel que soit le genre, il encourageait l'intelligence et le talent, honnissait le mensonge et la médiocrité. Des traits propres à l'humanité, en somme. Darwin ne fut pas féministe. Il manqua pourtant de peu d'infliger une seconde blessure narcissique à l'homme : après avoir démontré qu'il est un animal comme les autres, il échoua à souligner que la femme est elle aussi homme.

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