[1834] La mystérieuse maladie de Charles Darwin
Mais quelle était donc cette mystérieuse maladie que les médecins ne purent jamais véritablement diagnostiquer de son vivant ? Le mystère demeure, deux siècles après cette première crise au Chili. Les hypothèses sont nombreuses, et la littérature médicale s'est passionnée pour le célèbre patient. Mais aucun spécialiste ne s'est penché avec succès au chevet du malade. Tout au plus, la bibliographie nous livre pléthore d'hypothèses. Car à défaut d’ausculter le patient lui-même, nous disposons d'une vaste documentation : par moins de 416 lettres tirées de sa correspondance font état de sa santé, et le malade lui-même tenait avec rigueur son propre journal médical.
« J'étais alors si malade que je ne pouvais voyager, ce qui ajoutait à mon malheur. En effet, tout cet hiver, j'ai été assez mal, avec d'horribles vomissements chaque semaine, et mon système nerveux a commencé à être affecté, au point que mes mains tremblaient et que j'avais souvent la tête qui tournait. Je n'étais capable de rien faire un jour sur trois, et j'étais trop démoralisé pour vous écrire ou faire quoi que ce soit d'autre que ce que j'y étais contraint » Correspondance de Charles Darwin à Joseph Hooker, 28 mars 1849. Avec une documentation riche et précise, rédigée de la main même du malade ou issue des visites de ses médecins, comment se fait-il que le mystère du patient Darwin demeure encore aujourd'hui ? Les raisons sont multiples. Tout d'abord, Darwin a été exposé à divers agents vecteurs de maladies tropicales durant son Voyage. Ensuite, la famille de Darwin souffraient déjà de maladies chroniques demeurées mystérieuses. Enfin, si l'exhumation des restes de Darwin permettrait d'envisager des examens moléculaires approfondis, elle n'est pas à l'ordre du jour.
Certains chercheurs envisagent même une origine psychosomatique, voire la somme de comorbidités associées à divers troubles d'anxiété, psychiques ou neuro-développementaux ! Nous jetterons au passage les diagnostics douteux, voire franchement homophobes, formulés au siècle dernier et qui n'apportent aucun éclaircissement sinon la stupidité de leurs auteurs. Cependant, revenons quelques instants sur les pistes psychiatriques. Darwin était un bourreau de travail, et très certainement présentait-il un trouble du spectre autistique (TSA). Il est fort probable que le surmenage intellectuel qu'il s'infligeait régulièrement ait provoqué des phases d'épuisement ou « burn-out » ; les pressions sociales et médiatiques accentuant probablement quelques crises autistiques. Les conséquences somatiques de ces syndromes peuvent inclure des perturbations digestives et éruptions cutanées, mais ne peuvent expliquer à elles seules l'état de santé de Darwin.
La piste de la maladie de Chagas est fréquemment évoquée. Il faut dire que cette hypothèse a de solides arguments. En mars 1835, lors d'une de ses expéditions terrestres dans la Cordillère des Andes, Darwin est piqué à de multiples reprises par une espèce de Reduvius, la grande punaise noire des pampas. Cet insecte est un hôte du Trypanosoma cruzi, parasite protozoaire responsable de la maladie de Chagas. Cette hypothèse est la plus populaire, au point que Patrick Tort la retient comme postulat. La piste du protozoaire parasite est d'autant plus intéressante que lors de piqûres de son hôte vecteur, la bactérie Heliobacter pylori est potentiellement co-inoculée. Or cet agent infectieux entraîne l'apparition d'ulcères gastroduodénaux, un des symptômes dont souffrait chroniquement Darwin. Le Pr. Barry Marshall, co-lauréat du prix Nobel de médecine (2005) pour la découverte de cette bactérie, avait déjà proposé un lien entre Heliobacter pylori et les symptômes de Darwin.
Mais cette hypothèse, aussi séduisante soit-elle, ne suffit pas à convaincre la communauté médicale. Deux autres propositions sérieuses s'opposent à ce diagnostic différé. Commençons par Orrego & Quintana (2006) qui soutiennent l'hypothèse d'une maladie de Crohn. Cette maladie chronique et récidivante peut avoir pour origine une infection bactérienne du tractus gastro-intestinal avec rupture de la barrière épithéliale. Rappelons qu'il existe d'autres causes possibles, notamment génétiques. Selon les auteurs de cette étude médicale, Darwin aurait contracté cette infection gastro-entérique lors de la visite de la mine d'or de Mr. Nixon, à la mi-septembre 1834. Sur le chemin de retour jusqu'à Valparaiso, il est souffrant et peine à tenir sur son cheval. Le 27 septembre, arrivé chez son ami Mr. Corfield, il doit tenir le lit. D'où proviendrait sa contamination ? Peut-être de la consommation de « chicha de uva », une boisson alcoolisée traditionnelle du centre du Chili, obtenue par fermentation de raisins. Tout semble concorder dans cette hypothèse médicale : les douleurs abdominales hautes, les flatulences et vomissements fréquents, les symptômes articulaires et neurologiques, certaines éruptions cutanées, la fatigue extrême et chronique de Darwin, sa faible fièvre et surtout l'évolution au fil des années de sa mystérieuse maladie.
Et pourtant, le mystère n'est pas pour autant résolu. Car aux maladies de Crohn et de Chagas se rajoute une troisième hypothèse, expliquant tout autant les nombreux symptômes du patient : le syndrome MELAS. Cette maladie génétique mitochondriale aurait été transmise par la mère de Darwin, qui d'après les témoignages familiaux aurait pu succomber prématurément à ce mal. De plus, ce syndrome est une comorbidité associée à certaines formes de troubles du spectre autistique. Enfin, cette maladie héréditaire s'inscrit correctement dans l'arbre généalogique de la famille Darwin-Wedgwood. Elle disparaît de la descendance de Darwin « grâce » à son mariage avec Emma Wedgwood, présumée saine. Hélas pour les enfants Darwin, une autre menace planait sur leur santé : la consanguinité liée au mariage entre cousins germains de leurs deux parents. La transmission de cette maladie héréditaire demeure cependant assez complexe, comme l'explique l'article cité dans ce paragraphe, et je vous renvoie à sa lecture pour de plus de détails. Hélas, seul un examen génétique de la dépouille de Darwin permettrait potentiellement d'identifier des marqueurs moléculaires de la maladie. Aussi ce syndrome rejoint lui aussi la liste des hypothèses les plus séduisantes.
Faut-il pour autant chercher qu'une seule origine médicale ? Il n'est pas impossible que la mystérieuse maladie de Darwin soit multifactorielles. Le célèbre naturaliste souffrait peut-être de plusieurs maladies, héréditaires ou contractées durant son Voyage, sans qu'aucune ne parvienne à se démarquer des autres. De même, Darwin eut recours à toutes sortes de remèdes disponibles, certains plus hasardeux que d'autres ; les cures d'hydrothérapie du Dr. James M. Gully eurent-elles in fine un réel effet bénéfique sur la santé du malade ? Quels remèdes hasardeux aggravèrent en réalité son bulletin de santé ? Face à une maladie aussi complexe, la médecine du XIXème siècle était bien désarmée ; et nous ne saurons jamais quel mal mystérieux affecta si douloureusement Darwin.
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