L'effet Darwin - Patrick Tort

Parue en 1871, "La Filiation de l'Homme et la Sélection liée au sexe" est à la fois la convergence de la biologie l'évolution et de l'anthropologie, et l'œuvre majeure de Darwin la plus méconnue du grand public. Concluant pourtant dans cet ouvrage ce que "L'Origine des Espèces" n'osait aborder qu'à demi-mots, à savoir l'évolution de notre propre espèce, Darwin livre dans cet ouvrage tardif une pensée sociologique suffisamment mûre pour affirmer l'universalité1 d'une théorie de la civilisation à laquelle adhère le genre humain. Et de montrer toute la dualité de notre espèce, chez qui la Civilisation est à la fois adaptation sélective naturelle tout autant qu'affranchissement à la Nature. 

La "survie du plus apte" est donc dépassée dès lors que les caractères sociaux et civilisationnels ont été sélectionnés chez l'espèce humaine; il n'est plus question de parler de "loi du plus fort", de domination de race, de classe ou de sexe, d'élitisme social. Pour Darwin, l'humanité est elle-même sélectionnée par ses instincts sociaux les plus aptes, ceux-là même qui le poussent à la protection des plus faibles et à l'intelligence. Ce qu'elle promeut est dès lors sélection naturelle. C'est "l'effet réversif" de l'évolution humaine, que Patrick Tort illustre par l'exemple de la bande de Möbius. En d'autres termes, prôner la haine et la "loi du plus fort" équivaut à adopter les comportements sociaux les moins aptes, jouer de manière contre-sélective même, agir contre la survie de notre espèce. Une leçon pour bon nombre de dirigeants actuels.

Dès lors, toute lecture eugéniste, élitiste ou raciste de Darwin s'effondre. Non pas que l'auteur, spécialiste de Darwin, entend le laver de toute accusation, mais parce que de telles accusation ne se peuvent pas. Sauf si l'on refuse tout simplement de lire Darwin pour ce qu'il a écrit. A savoir l'inverse de ce dont on l'accuse. Galton, Spencer, et leurs successeurs nauséeux sont renvoyés à leur place d'imposteurs de la pensée darwinienne. Il n'existe de "darwinisme social" qu'une idéologie dévoyée, que certains imposteurs ou idéologues brandissent sans jamais n'avoir vraiment lu Darwin. Patrick Tort s'en fait le censeur, et nous livre un court essai, aussi brillant que docte, pour en finir avec "la tentation toujours présente d'utiliser Darwin pour justifier l'injustifiable". La "Filiation de l'Homme" est à l'exacte opposé de ce que ces faussaires du darwinisme prétendent. En un court ouvrage, voilà rétablie la pensée sociale de Darwin, ce grand naturaliste qui parlait d'unicité de l'humanité et de solidarité au sein de notre espèce. Un livre salutaire, voire même préventif, à l'heure de la "post-vérité" et du retour des extrémismes. Combien de temps encore avant que le naturaliste de Down House soit à nouveau brandi pour justifier la haine de l'autre ? Pour diviser et piétiner l'humanité ? Ne soyons pas dupes, et rejetons cette haine faite à l'Humanité que Darwin n'eut de cesse de combattre de son vivant.



1. Lorsque Darwin cite Kant dans la "Filiation de l'Homme", il le fait non pas en qualité de philosophe, mais en tant que socio-anthropologue. Lire Darwin en philosophe peut prêter à confusion, l'universalité civilisationnelle dans son œuvre ne se réclamant pas pour autant de l'universalisme philosophique. 

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