Comment un jeune diplômé de Cambridge devint naturaliste à bord du HMS Beagle

Fin de l'été 1831, Charles Darwin est un jeune homme de 22 ans. Il achève un parcours scolaire plutôt chaotique et semble enfin avoir trouvé sa voie. Mais une lettre de son mentor le Pr. Henslow va faire basculer sa vie. Revenons quelque années en arrière. Sur la peinture de famille réalisée en 1816, ci-contre, le petit Charles a sept ans. Deux ans plus tard, le décès de sa mère gravement malade va marquer un premier drame familial. Il entre alors dès 1818 au pensionnat de l'école de Shrewsbury, sa ville natale. Mais les études scolaires ne lui plaisent guère, et le jeune élève bien que studieux préfère de loin partir à la chasse, mener de longues promenades dans la campagne environnante et étoffer ses collections d'insectes et de minéraux. Il n'aime guère les mathématiques, ce qu'il regrettera des années plus tard, confessant son aversion pour la discipline et ses difficultés pour la dompter ! A l'âge de 16 ans, soucieux de suivre l'injonction paternelle, il entame dès 1825 des études de médecine à l'Université d'Edimbourg. Le jeune Darwin est très vite révulsé par les pratiques médicales en ce début de XIXème siècle. La vue du sang le répugne, et les opérations chirurgicales alors réalisées sans anesthésie le choquent.

Au cours de cette première année de médecine, il apprend la taxidermie auprès de John Edmonstone, un esclave noir libéré qui lui fait le récit des jungles sud-américaines. Darwin est fasciné. Durant sa seconde année d'étude à l'Université d'Edimbourg, il délaisse définitivement la médecine. Il rejoint la Société Plinienne, un cercle d'étudiants naturalistes. Le jeune Darwin cultive alors ses deux passions dans lesquelles il excelle très vite, le naturalisme et la chasse. Il suit les cours de zoologie du Pr. Robert Edmond Grant, zoologiste et adepte du transformisme tout comme son grand-père Erasmus Darwin. Il accompagne même le Pr. Grant sur le terrain, à Firth of Forth, et l'assiste dans ses travaux sur les cycles vitaux des invertébrés marins. Le 27 mars 1827, il présente son propre mémoire à ses camarades pliniens, dans lequel il suppose que les spores noires trouvées dans les coquilles d'huîtres sont des œufs de sangsue. Charles est fasciné par l'audace du Pr. Grant, qui n'hésite pas à se déclarer ouvertement favorable aux thèses transformistes de Lamarck. Durant la même période, il suit les cours d'histoire naturelle du Pr. Robert Jameson, qui traite notamment de géologie et de la querelle entre neptunisme et le plutonisme. Mais ces cours l'ennuient profondément et il cultiva pendant les années qui suivirent une aversion pour la géologie dont il se repentit une fois à Cambridge.

Las du dilettantisme universitaire de son fils, son père, le Docteur Robert Darwin, décide de le retirer de l'Université d'Edimbourg alors que s'achève le printemps 1827. Une décision autant justifiée par le désintérêt de son fils cadet pour la carrière médicale que pour ses dépenses parfois exagérées ! Le bon docteur n'imagine guère son fils devenir un élégant oisif, et lui propose de devenir pasteur. Le jeune Darwin n'est alors en rien athée, et croit fermement au Credo. De plus, l'idée de devenir pasteur rural n'est pas pour lui déplaire. Aussi il accepte la proposition paternelle, et le Dr. Darwin l'inscrit pour la rentrée 1827 au Bachelor of Arts au Christ's College de Cambridge. L'histoire peut sembler incongrue car Robert Darwin était plutôt libre-penseur. Mais il voit en la charge de pasteur une situation confortable qui assurera également à son fils un bon mariage. Charles était peut-être lui aussi convaincu qu'une charge de pasteur de campagne lui donnerait tout le loisir de poursuivre ses collections de Coléoptères et de s'adonner à la chasse. Mais heureusement pour la science, le jeune Charles va faire la rencontre de professeurs qui vont lui ouvrir de tout autres horizons.

Durant ces années d'étudiant en théologie, Darwin va peu s'enthousiasmer pour la théologie. Non pas que ses convictions soient alors athées. Il croit alors sincèrement au Credo, de son propre aveu, et s'imagine bien pasteur rural. Mais les études ecclésiastique ne l'intéressaient guère. Il retrouva au Christ's College son cousin William Darwin Fox, de caractère tout aussi rêveur, avec qui il partageait une vive passion pour la collection de Coléoptères ! Notre point de bascule a peut-être eu lieu durant les quelques enseignements dispensés de sciences naturelles. Il s'agissait alors, pour les élèves du Bachelor en théologie, de conférences facultatives. Darwin, que les conférences de médecine avaient quelque peu échaudé, avaient déclinées celles de géologie données par le Pr. Sedgwick. Il aurait certainement pris goût à cette discipline plus tôt dans ses années d'études. Cependant, son frère Erasmus lui avait fait un portrait élogieux du professeur Henslown véritable puit de science à Cambridge, et que Darwin voulait absolument rencontrer. Notre jeune étudiant assiste à ses conférences de botanique, qui comme tous les enseignements en science naturelle étaient alors des options proposées au cursus de théologie. Mais un autre aspect de la pédagogie du célèbre professeur va le ravir au plus haut point. John Stevens Henslow, botaniste, entomologiste et géologue, avait pour habitude d'emmener ses élèves sur le terrain afin d'observer dans leur milieu naturel plantes et insectes rares. Une approche qui fascina le jeune Darwin. Tous les vendredis, il organisait à son domicile une sorte de salon scientifique. Darwin y fut d'abord invité grâce à son cousin W. D. Fox. Le professeur remarqua rapidement ce jeune élève passionné et en fit son apprenti.

Rapidement, Darwin assista le Pr. Henslow (portrait à droite) dans ses recherches naturalistes. Nous pouvons lire, parfois, que Charles était un élève médiocre en théologie et reçut même des cours particuliers du Pr. Henslow afin de rattraper sa moyenne ! Ce n'est pas l'exacte vérité. Certes, Darwin avait quelques lacunes en grec et en mathématiques au début de sa scolarité au Christ's College, il repoussa par conséquent sa rentrée après Noël 1828 afin de rattraper son retard et suivit des cours particuliers aussi bien fin 1827 que durant l'été 1828. Et ces efforts portèrent leurs fruits. Darwin était un élève aux notes tout à fait satisfaisantes, classé 10ème des examens de mi-parcours de son Bachelor. Il est vrai que sa passion pour la chasse ou sa fascination pour les Coléoptères qu'il collectionnait avec son cousin William Fox occupaient bien plus passionnément son esprit que la théologie. Mais en aucun cas, il ne négligea ses études à Cambridge. En réalité et durant les années qui suivirent jusqu'à son retour de voyage à bord du HMS Beagle, Darwin se destinait à devenir un pasteur-naturaliste (ou parson-naturalist en anglais). Une situation cléricale qui l'aurait rattaché à une paroisse rurale, dans laquelle il se serait adonné à  l'étude des sciences naturelles comme une extension de sa charge religieuse. Le Pr. Henslow était lui-même un pasteur-naturaliste, et nul doute qu'il encouragea Darwin à suivre cette voie. Deux de ses camarades universitaires adoptèrent cette carrière : son cousin William Darwin Fox et son ami Leonard Jenyns.

Lorsque Darwin décrocha son diplôme fin 1830, le Pr. Henslow lui conseilla de ne pas s'engager trop rapidement dans la prêtrise. Autant s'accorder un peu de répit pour se consacrer à la science. Or en raison de sa rentrée décalée, Darwin devait encore un semestre d'études pour finaliser entièrement son séjour à Cambridge. Notre jeune diplômé devait donc rester assidu jusqu'à l'été 1831 ! Darwin en profita pour étudier la géologie, matière qu'il avait délaissé jusqu'à présent pour des prétextes plutôt futiles ; il n'avait tout simplement pas apprécié les cours d'amphithéâtre auxquels il avait assisté. Durant de longs mois, il travaille d'arrache-pied pour maîtriser les bases de cette discipline. Les résultats sont plutôt probants, puisque constatant ses progrès, le Pr. Henslow l'introduit auprès de son éminant confrère le Pr. Sedgwick afin que Darwin lui serve d'assistant pour ses travaux sur la géologie du Pays de Galles. L'expédition de l'été 1831 fut ainsi le premier véritable « voyage naturaliste » de Darwin. Bien moins connu que le suivant, mais qui lui permit de forger sa démarche scientifique basée sur une observation attentive du terrain. Un très bon entraînement pour l'aventure qui l'attendait ! A son retour au domicile paternel, une lettre de son mentor l'attendait, lui proposant le poste de gentleman-naturaliste à bord du HMS Beagle !

Ce retour du Pays de Galles au 29 août 1831 devait marquer l'histoire des sciences naturelles. Darwin prend connaissance de la lettre du Pr. Henslow qui l'encourageait à prendre contact au plus vite avec le capitaine FitzRoy. Le commandant du HMS Beagle était prêt à céder une partie de sa cabine personnelle à tout jeune volontaire qui accepterait de s'embarquer à bord du HMS Beagle en qualité de naturaliste. En réalité, les nouveaux aménagements de la dunette du navire permettront plutôt de loger le jeune Charles dans la salle des cartes, comme vous le savez désormais. Mais pour Darwin, ce voyage est une occasion inespérée de propulser la future carrière de pasteur-naturaliste jeune Darwin dans les sphères de la communauté scientifique anglaise. Le professeur Henslow avait de toutes évidences décelé un réel potentiel scientifique chez Darwin pour ainsi appuyer ainsi sa candidature.

Le jeune Charles veut absolument répondre positivement à cette offre, mais son père s'y oppose catégoriquement. Robert Darwin craignait autant pour la santé de son fils (Charles avait souvent des douleurs de poitrine) que pour sa réputation de futur pasteur. Etonnamment, le médecin Dr. Robert Darwin ne croit pas en la bonne situation d'un pasteur-naturaliste. Cependant, Robert lui laisse une dernière possibilité de le convaincre : « Si vous pouvez trouver un seul homme de bon sens qui vous conseille de partir, alors je vous donnerai mon consentement » » lui déclare-t-il.

Le 31 août 1831, Charles se rend à Maer, où séjournent une partie de sa famille (les Wedgwoods, de par sa défunte mère) et notamment son oncle Josiah Wedgwood II (portrait ci-contre). Entrepreneur politicien, homme d'affaires à la tête de l'entreprise familiale de faïence et de porcelaine, Josiah en homme à l'esprit ouvert qui ne comprend nullement le refus de son beau-frère. L'affaire va cependant rapidement prendre un tour très favorable, comme le raconte Charles Darwin dans son Autobiographie. Le soir même, "Oncle Jos" lui demande de rédiger une liste précise des objections que lui énuméra son père. L'oncle conciliant rédige en réponse une lettre argumentée, rejetant avec méthode les arguments paternels. Le lendemain 1er septembre 1831, Darwin part tôt à la chasse. Oncle Jos en profite pour poster la lettre à l'attention de Robert, à Shrewsbury. Mais vers 10 heures, tout s'accélère. Oncle Jos envoie un message à Darwin encore à la chasse, le priant de revenir au plus vite pour que tous deux partent sur le champ à Shrewsbury. L'oncle ne se contentera pas de ce simple courrier ; il est bien décidé à interférer en personne en faveur de son neveu.

Et le plan fonctionne à merveille ! Le brave Dr. Robert lit avec attention le courrier de son beau-frère. Fort de l'excellente estime qu'il porte à son beau-frère Josiah, il finit par céder face à ses arguments et accepte de laisser voyager son fils cadet. Mais tout n'est pas réglé pour autant. Charles devra négocier son poste auprès de l'hydrographe Beaufort, en charge des expéditions scientifiques de la Royal Navy. Le statut officiel mais complexe de Darwin durant le voyage du Beagle a mené les historiens à diverses approximations, notamment parce que le Capitaine FitzRoy entendait autant s'attacher les services d'un compagnon gentleman que d'un naturaliste. Or si sa nomination en tant que naturaliste reçut l'approbation de l'Amirauté, il dut payer sa place à bord du HMS Beagle. Cet arrangement entre Darwin et Beaufort eut cependant aussi l'avantage de laisser à Darwin la libre jouissance des collections et spécimens naturalistes qu'il ramènerait de son voyage. Sans quoi, toutes ces découvertes auraient été en premier lieu la propriété de la Royal Navy. Il faudra cependant faire face à un des plus grands défauts du jeune homme : Charles sait fort bien qu'il fut dépensier à outrance durant ses études à Cambridge. Il rassure donc son créancier de père en ces mots : « il me faudrait être diablement ingénieux pour dépenser à bord du Beagle plus que ce que [vous] m'allouez ». Et le Dr. Robert de répondre affectueusement : « Mais tout le monde me dit que vous êtes très ingénieux ». L'affaire est donc conclue. Le 2 septembre 1831, Darwin obtient l'approbation définitive de son père. Il part pour Cambridge sur-le-champ pour préparer avec l'aide du Pr. Henslow sa première rencontre avec le capitaine FitzRoy.

De là, il fait route pour Londres où le Capitaine FitzRoy lui a donné rendez-vous pour cet insolite entretien d'embauche. Car s'il ne recevra pas de solde, Charles doit cependant correspondre aux attentes du capitaine, désireux de s'attacher la compagnie d'un homme de sciences durant l'expédition. Anecdote surprenante, FitzRoy était un disciple de Lavatier. Et pour cette raison, il faillit refuser Darwin ... à cause de la forme de son nez ! Le nez de Darwin, s'il eût moins convenu, la face de la biologie en aurait été changée.

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