Et s'il n'y avait jamais eu de voyage pour Darwin ?

Et si Darwin n'avait jamais embarqué à bord du HMS Beagle ? Si son père, Robert Darwin, avait convaincu son fils de renoncer à ce voyage naturaliste, la vie du jeune Charles en aurait été profondément changée. Mais pour autant, la propagation d'une théorie de l'évolution dans les milieux scientifiques n'aurait été que peu retardée. Darwin a marqué son époque, cependant l'idée était déjà dans l'air du temps. Mais imaginons tout de même ce qu'un tel scénario alternatif nous aurait réservés.

Darwin eut tout au long de ses études un parcours scolaire chaotique. Alors qu'il se destinait en 1825 à la médecine, il abandonna ses études, choqué par la brutalité de la pratique chirurgicale sur les patients au début du XIXème siècle. Il préféra suivre divers enseignements de sciences naturelles et se fit même une petite renommée au sein du cercle étudiant naturaliste de la Société Plinienne.

Mais la passion du jeune Darwin pour les sciences naturelles ne se concrétisait pas pour autant par la validation d'études universitaire. Son père, le Dr. Robert Darwin, en vient à apprendre que son fils ne se destine pas vraiment à la carrière médicale. Mais voir son cadet devenir un élégant oisif ne l'emballe pas particulièrement. Aussi en 1827, las de voir son fil dépensier préférer collectionner les Coléoptères et partir chasser ou chevaucher dans la nature, le Docteur Robert Darwin décide de reprendre les choses en main. Afin d'assurer au jeune Charles une bonne situation dans la société anglaise, il passe donc la bride à son fils cadet et l'inscrit au Bachelor of Arts au Christ's College de Cambridge. Le Docteur Darwin estimait qu'en faisant de Charles un homme d'église anglican, il lui assurerait une bonne situation, respectable et probablement un bon mariage à la clé.

Durant ces années d'étudiant en théologie, Darwin va peu s'enthousiasmer pour la théologie. Non pas que ses convictions soient alors athées. Il croit alors sincèrement au Credo, de son propre aveu, et s'imagine bien pasteur rural. Mais les études ecclésiastique ne l'intéressaient guère. Il retrouva au Christ's College son cousin William Darwin Fox, de caractère tout aussi rêveur, avec qui il partageait une vive passion pour la collection de Coléoptères ! Notre point de bascule a peut-être eu lieu durant les quelques enseignements dispensés de sciences naturelles. Il s'agissait alors, pour les élèves du Bachelor en théologie, de conférences facultatives. Darwin, que les conférences de médecine avaient quelque peu échaudé, avaient déclinées celles de géologie données par le Pr. Sedgwick. Il aurait certainement pris goût à cette discipline plus tôt dans ses années d'études. Cependant, son frère Erasmus lui avait fait un portrait élogieux du professeur Henslown véritable puit de science à Cambridge, et que Darwin voulait absolument rencontrer. John Stevens Henslow, botaniste, entomologiste et géologue, avait pour habitude d'emmener ses élèves sur le terrain afin d'observer dans leur milieu naturel plantes et insectes rares. Une approche qui fascina le jeune Darwin. Tous les vendredis, il organisait à son domicile une sorte de salon scientifique. Darwin y fut invité grâce à son cousin W. D. Fox. Le professeur remarqua rapidement ce jeune élève passionné et en fit son apprenti.

Rapidement, Darwin assista le Pr. Henslow dans ses recherches naturalistes. Nous pouvons lire, parfois, que Charles était un élève médiocre en théologie et reçut même des cours particuliers du Pr. Henslow afin de rattraper sa moyenne ! Ce n'est pas l'exacte vérité. Si Darwin eut quelques retards en grec et en mathématiques au début de sa scolarité au Christ's College, il retarda sa rentrée après Noël 1828 et suivit des cours particuliers aussi bien fin 1827 que durant l'été 1828 pour rattraper son niveau. En réalité, Darwin était un élève aux notes très satisfaisantes qui lui permirent de poursuivre ses études ; il fut ainsi classé 10ème des examens de mi-parcours de son Bachelor. Lorsque Darwin décrocha son diplôme, le Pr. Henslow lui conseilla de ne pas s'engager trop rapidement dans la prêtrise. Autant s'accorder un peu de répits pour se vouer à la science ! Il le pistonna donc auprès du P. Sedgwick pour assister des travaux d'inventaires naturalistes au Pays de Galles durant l'été 1831. A son retour, Charles découvrit une lettre de son mentor, lui proposant d'embarquer à bord du HMS Beagle en tant que naturaliste !

Il est indéniable que si le Pr. Henslow (portrait à droite) n'avait pas enseigné à Cambridge, le jeune Charles n'aurait pas eu d'autres choix que d'achever ses études et devenir lui aussi prêtre anglican. Mais pour autant, son père Robert Darwin était réticent à l'idée de laisser son fils cadet embarquer pour ce tour du monde à bord du HMS Beagle. Ce fut au final son beau-frère qui parvint à l'en convaincre. Quant au capitaine FitzRoy, il aurait très bien pu décider que le jeune naturaliste ne lui convenait tout simplement pas. Encore des points de bascule possibles, qui montrent à quel point la période 1827-1831 fut particulièrement charnière dans la vie de Charles Darwin.

Toujours est-il que Darwin aurait très bien pu ne jamais embarquer à bord du HMS Beagle. A défaut de tour du monde, Charles se serait certainement résolu à embrasser une carrière ecclésiastique. A l'image de son cousin, le Révérend William Darwin Fox, Charlie serait probablement devenu le Révérend Charles Darwin, et n'aurait peut-être apporté qu'une modeste contribution naturaliste en tant qu'amateur éclairé. Car ne perdons pas trop vite de vue les travaux personnels du le révérend William Darwin Fox, le cousin entomologiste, qui fut également un contributeur éclairé de la géologie de l'île de Wight. Preuve que malgré la prêtrise, le cher cousin n'oublia pas sa passion pour les sciences naturelles.

Fox resta durant toute sa vie régulièrement en contact avec son cousin Charles, mais n'accepta jamais totalement les théories de Darwin sur l'évolution des espèces. Possible que par déformation professionnelle, Fox resta plus ou moins hermétique aux idées contraires au fixisme. Il est probable que l'uchronique Révérend Charles Darwin ait suivi le même modèle. De toutes évidences, ce sont ses nombreuses observations durant le voyage à bord du HMS Beagle qui forgèrent ses intuitions. Et n'ayant pas publié sur l'évolution des espèces, Darwin se serait contenté de rester spectateur face aux progrès de la science.

En l'absence de Charles, la primauté de la publication serait alors revenue à Alfred Russel Wallace. Ce naturaliste et explorateur anglais n'était pas véritablement un concurrent de Darwin. Entre 1848 et 1862, Wallace effectua divers voyages en Amérique du Sud et dans l'archipel Malais, notamment dans l'idée de trouver des preuves d'une transformation lamarckienne des espèces. Il en revint avec l'intuition d'une théorie plus novatrice, très proche de la théorie darwinienne de la sélection naturelle.

Dans sa correspondance avec Darwin, il lui fit part dès 1858 alors qu'il parcourt encore l'archipel Malais de ses hypothèses et de ses intentions futures de les publier. Afin que ses travaux ne soit pas éclipsé par ceux de Wallace, Darwin fut donc contraint de publier sa propre théorie plus tôt que prévu. Mais il n'y avait aucun esprit de compétition entre les deux hommes, ni de rancœur de la part de Wallace, ce dernier considérant que Darwin avait de toute évidence la primeur de la découverte. De vrais gentlemen anglais.

Le Révérend Charles Darwin aurait quant à lui découvert l'ouvrage de Wallace bien après le retour de ce dernier en Angleterre, en 1862. Comment aurait-il accueilli une théorie de l'évolution des espèces, s'il avait embrassé la carrière de prêtre ? Peut-être tièdement. Car si le jeune Darwin fut influencé par Lyell et Lamarck, le Révérend Darwin n'en aurait pas moins connu une influence professionnelle toute autre. Peut-être que la flamme du grand-père poète et naturaliste Erasmus Darwin, qui rallia en son temps les idées de Lamarck, aurait quelque peu animé son esprit critique.

Si la théorie de l'évolution était suffisamment mûre au XIXème siècle pour éclore au grand jour, nous aurions tout de même perdu une personnalité scientifique brillante, dont les contributions ne se limitent pas uniquement à l'origine des espèces mais englobent également la paléontologie, la géologie, l'éthologie, ou encore l'agronomie. Darwin demeure une figure marquante de la science moderne. Son héritage titanesque a si fortement influencé ces disciplines qu'il nous est difficile aujourd'hui d'imaginer la science privée de sa personne !


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