[1835] Le tremblement de terre de Concepción

Le 20 février 1835, alors qu'il s'est allongé pour se reposer dans les forêts de Valdivia, Charles Darwin sent le sol trembler sous son dos. Durant deux interminables minutes, l'oscillation perdure. Darwin et Syms Covington tentent de se relever, mais le sol tangue comme en état d'ivresse ! « Je puis le comparer au fait de patiner sur de la glace très mince, ou au mouvement d'un navire sous l'office d'un courant transversal ». Nos deux aventuriers viennent de ressentir les ondes de surface propagées par le tremblement de terre de Concepción, dont l'épicentre se situe à 330 km plus au Nord.


Ce dessin du séisme de Valparaiso (Chili) de 1906 laisse imaginer le drame que connurent les habitants de Concepción en 1835.


« Un tremblement de terre comme celui-ci détruit instantanément les associations les plus anciennes ; le monde, symbole même de toute solidité, bouge sous nos pieds comme une croûte sous un fluide » Charles Darwin, Journal de Bord. Le séisme de Concepción se produisit le 20 février 1835 à 11h30. D'une magnitude de 8.5 Ms, son épicentre devait se trouver à quelques kilomètres seulement de la ville. Il connut par la suite plus de trois cent répliques décomptées entre le 20 février et le 4 mars. Un tsunami ravage également les côtes, provoquant fort heureusement surtout des dégâts matériel. Le bilan officiel fait état de plus d'une cinquantaine de victimes. La ville, selon les témoignages de l'époque, n'est alors plus qu'un amas de décombres. Ce séisme s'inscrit dans un contexte tectonique de nos jours bien connus : la subduction de la plaque de Nazca sous la plaque sud-américaine. Mais au XIXème siècle, les géologues ignorent tout de la tectonique des plaques. Aussi la comparaison de Darwin dans son Journal de Bord, bien que nous faisant penser à la lithosphère se déplaçant sur l'asthénosphère, n'est alors pas une notion débattue à l'époque.

Darwin fut un témoin direct de ce formidable séisme. Il en témoigne bien entendu en premier lieu dans son Journal de Bord. D'abord en décrivant la secousse principale et ses conséquences depuis Valdivia au 20 février, ensuite lorsque le HMS Beagle arrive à Concepción le 4 mars. Ensuite, dans son récit de « Voyage d'un Naturaliste autour du Monde » où il revient sur ses souvenirs les plus marquants de cet événement. Et enfin, dès 1838 lors de sa présentation du 7 mars devant la Société géologique de Londres durant laquelle il met en relation cet événement sismique avec les mouvements d'élévation de la croûte terrestre sud-américaine et le volcanisme de la Cordillère des Andes.

Commençons avec les notes du Journal de Bord. Darwin commence par décrire la secousse du 20 février telle qu'il l'a ressentit, avant de s'attarder sur les dégâts à Valdivia. Il semble que les dégâts matériels restent minimes. Darwin l'explique par les constructions en bois, au final assez légères pour être secouées violemment sans pour autant s'effondrer brutalement. Il faut cependant rappeler que Valdivia se trouve à 330 km de l'épicentre ; la distance ayant certainement préservé la ville chilienne. La population demeure terrorisée. Quant au tsunami, il demeura modeste à cette distance ; à peine l'équivalent d'une grande marée accélérée, selon le témoignage qu'en rapporte Darwin. Au cours de la soirée, d'autres secousses sont ressenties. Darwin est attentif au volcan de Villa-Rica, qui se montre fort tranquille. Comme il peut le craindre, l'équipage s'attend à rencontrer de plus importants dégâts à Concepción.


Les ruines de la Cathédrale de Concepción au lendemain du séisme de 1835. Gravure de John Clements Wickham. In : Narratives, FitzRoy (1839).


Le 4 mars 1835, le HMS Beagle arrive dans le port de Concepción. Il débarque d'abord sur l'île de Quiriquina, où le gérant d'un domaine vient à sa rencontre pour lui apprendre « la terrible nouvelle du grand Tremblement de terre du 20 février ». Pas une maison de Concepción ou de Talcuhano n'est encore debout ; soixante-dix villages ont été rasés ; et un tsunami a balayé la côte. Rapidement, Darwin fait le constat des nombreux débris éparpillés sur le rivage. Il remarque également plusieurs failles dans le sol, orientées Nord-Sud. Le 5 mars, Darwin se rend à Talcuhano puis à cheval jusqu'à Concepción. Le Capitaine FitzRoy l'accompagne dans cette excursion au beau milieu de ce chaos. Talcuhano a été rasée par le séisme puis balayée par le tsunami. Concepción n'est plus qu'un amas de pierres et de bois. Par chance, la secousse eut lieu de jour. Les habitants ont pour habitude de sortir précipitamment de leurs maison à chaque séisme. Le bilan humain reste donc plutôt faible, une centaine de victimes selon Darwin. Le tsunami fut par chance assez lent pour laisser le temps aux survivants de rejoindre les collines alentours, aussi ne déplore-t-on que très peu de noyés. La vague est estimée à 7 mètres de hauteur. Quant aux conséquences du séisme, la région entière est économiquement ruinée. A Concepción, les enfants jouent dans les énormes mares d'eau de mer. Un bateau a été projeté en ville, puis aspiré de nouveau par le ressac du tsunami !

A présent, chaque famille s'est construit une cabane de fortune parmi les décombres. La population, habituée aux séismes, prend son sort avec courage. Mais déjà la plus vile nature humaine refait surface : les voleurs pillent sans vergogne les ruines, et il n'y a pas assez d'hommes pour les éloigner ! Comme pour toute catastrophe, on cherche des coupables. Le manque d'instruction pousse à la supercherie. La rumeur parle d'une vieille femme indienne, qui offensée, auraient condamné l'enchantement protecteur des éruptions volcaniques. Et maintenant que le volcan d'Antuco est fermé par le sortilège, la terre n'a plus d'autre choix que de trembler. « Cette croyance stupide est étrange : elle montre que l'expérience leur a appris qu'il existe un lien constant entre l'arrêt de l'activité volcanique et les tremblements de terre ». Détail pertinent pour l'histoire des sciences, Darwin va proposer une explication géologique à ces phénomènes. « Tremblement de terre et volcan sont des éléments de l'un des plus grands phénomènes auxquels ce monde est assujetti » commente-t-il. Dans un contexte où, rappelons-le, la tectonique des plaques lui est inconnue, il propose un modèle rudimentaire. La croûte terrestre repose sur une masse fluide de roches en fusion ; les volcans sont de simples orifices dans cette croûte. Dès lors qu'une éruption se produit, la variation résultante de pression fait trembler la croûte terrestre. Un séisme serait donc la conséquence d'un épanchement de lave, à la surface ou dans des strates souterraines de l'écorce terrestre. Le moteur de ce mécanisme ? La dilatation thermique des gaz volcaniques. L'explication propose donc un modèle simpliste sur le plan géologique. Nous y trouvons cependant l'influence de la thermodynamique, science physique alors rayonnante en ce début du XIXème siècle. Enfin, Darwin note les récits d'animaux « alertés » peu avant le tremblement de terre : vols massifs d'oiseaux, chiens gagnant les collines alentours. Mais il reste cependant sceptique : « Je ne suis pas sûr qu'il faille accorder beaucoup de crédit à [ces affirmations] » commente-t-il.


Schéma d'ouvrage de S.V.T. d'un séisme.


Dans son « Voyage d'un Naturaliste autour du Monde » (1839), Charles Darwin reprend son récit du séisme de Concepción. Il n'est pas question de compte-rendu scientifique dans cet ouvrage, mais de s'inscrire dans le récit des deux expéditions du HMS Beagle. Darwin se fait donc pédagogue auprès de son public, qu'il soit novice ou non en sciences. S'il sous-entend un lien entre éruptions préliminaires des volcans Osorno et Aconcagua (15-16 janvier 1835), la seconde « accompagnée d'un tremblement de terre qui se fit sentir dans un rayon de 1000 milles, avait lieu six heures après ». Le premier événement corrobore-t-il le second ? Darwin est tenté de le conclure, mais reste prudent. « Il est difficile de s'aventurer même à conjecturer si cette coïncidence est accidentelle ou s'il faut y voir la preuve de quelque communication souterraine ». Pour le reste, Darwin n'apporte aucune nouveauté particulière au récit qu'il livrait déjà dans son Journal de Bord. Comparer ce récit postérieur des Narratives à son Journal de Bord se révèle cependant intéressant quant à la construction de ce récit tardif de son Voyage. Darwin acquiert au fil des mois à bord du HMS Beagle ou de cheminements terrestres un style désormais assuré, vivant et riches de descriptions. Pour ainsi dire, il reprend quasiment à l'identique des pans entiers de son Journal de Bord, ne les retouchant que très peu. Un écrivain-voyageur naît aussi au cours de ce périple. Notons cependant deux apports supplémentaires. Darwin s'intéresse aux conséquences de l'infiltration des eaux de surface dans les multiples failles et crevasses ouvertes lors du séisme principal et de ses répliques. Enfin, il se penche sur le phénomène physique de tsunami, qu'il explique maladroitement mais avec assez de bon sens comme une conséquence de la propagation des ondes sismiques au sein des eaux côtières.

 Si Darwin s'attarde peu sur la nature géologique du séisme de Concepción et du volcanisme local qu'il lui associe, c'est aussi parce qu'il évoqua longuement la question dans ses publications scientifiques de la fin des années 1830. Dans une communication1 faite à la Société Géologique de Londres le 7 mars 1838, il établit un lien entre le séisme de Concepción, son tsunami, et les mouvements de la croûte terrestre. Pour lui, ce séisme est liée à un relâchement extrêmement brutal des tensions accumulées par les roches souterraines; leur soulagement provoquant de violentes déchirures des strates géologiques de la croûte terrestre. Le phénomène étant similaire à celui produit lors d'une éruption volcanique. D'où l'observation d'activités volcaniques durant la même période. Et d'en conclure que « le tremblement de terre de Concepción marquait une étape dans l'élévation d'une chaîne de montagnes ». La recherche d'un lien de cause à effet entre activité sismique et éruptions volcaniques demeure plus hasardeuse. Darwin tente d'évoquer une règle générale, mais les connaissances actuelles tendent à démontrer qu'il n'en existe d'autre que la réalité géologique des sites étudiés. Il n'en demeure pas moins que Darwin, observateur attentif et esprit brillant, sut tirer profit de ce tragique événement naturel pour mieux comprendre la dynamique de la croûte terrestre. Et proposer, à partir de ces réflexions, une explication quant au soulèvement progressif de la Cordillère des Andes. Darwin allait définitivement faire rentrer la géologie dans le gradualisme et l'actualisme de son mentor, Charles Lyell.



1. Darwin, C. (1838). « On the connexion of certain volcanic phaenomena, and on the formation of mountain-chains and volcanos, as the effects of continental elevations ». Proceedings of the Geological Society of London 2: 654-660.


Commentaires

Articles les plus consultés en ce moment :

[1834] Les canards nageurs des Falkland

[1832] Première rencontre du Beagle avec les efflorescences de sciure de mer

[1834] A la recherche du Caracara des îles Malouines