[1835] Terrain miné en Nouvelle-Zélande
Le 23 décembre 1835, Darwin et le Capitaine FitzRoy rencontrent James Busby, le Représentant officiel de Sa Majesté le Roi Guillaume IV en Nouvelle-Zélande. Ce personnage historique, artisan de la confédération des Tribus unies de Nouvelle-Zélande, joua un rôle crucial dans l'histoire de l'archipel durant la première moitié du XIXème siècle. Si Darwin tint un rôle des plus modestes dans cette grande fresque océanienne, il fut co-auteur avec le Capitaine FitzRoy d'un article intitulé « A letter, containing remarks on the moral state of Tahiti, New Zealand, &c » publié en 1836 dans la revue South African Christian Recorder et dans lequel les deux personnages défendent le bilan des missionnaires britanniques sur ces îles du Pacifique. Le regard de Darwin, confié à son Journal de Bord puis rapporté dans son Voyage d'un Naturaliste autour du Monde, s'inscrit donc plutôt dans un jugement moral et politique que dans une étude ethnographique et scientifique.
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| Gravure de Maoris. In : FitzRoy, Narratives (1839). |
Le Capitaine FitzRoy, quant à lui, n'en est qu'au tout premier épisode de son chapitre néo-zélandais. Nommé Gouverneur de la Nouvelle-Zélande entre 1842 et 1848, il dut faire face à une situation politique explosive entre Maoris et colons britanniques. Nul doute que sa première visite de 1835 dans l'archipel, et sa rencontre avec Mr. Busby, lui permirent de se forger bien avant sa nomination une première expérience de la situation sur cet archipel situé quasiment aux antipodes de l'Angleterre. Dans ses Narratives, le Capitaine du HMS Beagle s'étend longuement sur la Nouvelle-Zélande, sa géographie, ses peuples, sa situation politique et économique. Il dresse également un portrait plutôt élogieux de Mr. Busby, tout en déplorant son manque total de moyens réels dans cette poudrière.
Mais revenons aux notes de Darwin. Comme nous l'avons déjà argumenté par le passé, ses observations préfigureraient un travail d'ethnographe si seulement le jeune homme était capable de conserver une démarche scientifique non pas le regard quelque peu supérieur d'un gentleman britannique. De manière générale, ce rendez-vous manqué de Darwin avec l'anthropologie lui vaut aujourd'hui d'être taxé d'auteur raciste. Le philosophe Patrick Tort a largement démenti ces accusations dont l'affublent ses détracteurs. Les degrés de civilisations supérieures ou inférieures que Darwin attribue aux peuples autochtones rencontrés au cours de son Voyage renvoient à l'idée fort répandue au XIXème d'échelle civilisationnelle. Ce modèle vertical et fortement ethnocentré est bien entendu rejeté par les sciences humaines contemporaines, mais ne doit pas pour autant être confondu avec un « racisme scientifique ». Darwin, au contraire, est convaincu dès 1834 de l'universalité de l'espèce humaine, unique et d'origine commune, comme il le développera des années plus tard dans la Filiation de l'Homme.
Darwin rejette en cela les propos eugénistes de Galton et le « darwinisme social » de Spencer, et rejoint l'idée d'une évolution civilisationnelle altruiste, qui affranchit en partie l'homme de la sélection naturelle en le poussant à prendre soin des individus les plus faibles. En cela, Darwin pourtant athée (il se déclarait publiquement agnostique) n'a de cesse de soutenir les missionnaires chrétiens auprès des peuples autochtones, considérant qu'il est de notre devoir d'aider à élever les civilisations les plus basses vers les échelons supérieurs de l'Humanité. Cette démarche, forcément paradoxale de nos jours, prenait tout son sens dans l'esprit d'un gentleman altruiste et progressiste du XIXème siècle. Robert FitzRoy, bien que traditionaliste et fervent chrétien, rejoint Darwin en prenant la défense des tribus Maoris lors de son gouvernorat de la Nouvelle-Zélande.
Quant à Mr. Busby, dont l'entrevue avec Darwin et FitzRoy fut déterminante dans la prise de position de nos deux protagonistes, le personnage demeure un défenseur acharné de la souveraineté des tribus Maoris, et fut autant que possible leur défenseur face à l'avidité des colons britanniques. Son rôle de Représentant officiel n'en demeura pas moins difficile. Ce n'est pas sans peine qu'il parvint à convaincre les chefs Maoris de sa confédération des tribus, état éphémère et presque fantoche créé dans la précipitation face aux convoitises françaises sur l'archipel. Dans son Journal de Bord, Charles Darwin rapporte que malgré son rôle d'émissaire de la Couronne britannique, Busby a déjà été attaqué dans sa résidence par un chef Maori courroucé. Il s'en fallut de peu pour que l'affaire finisse par un meurtre. Terrain miné pour le Représentant britannique ! En définitive, et malgré les efforts de Busby pour préserver l'autorité des chefs Maoris, l'indépendance de la Nouvelle-Zélande ne tient qu'à un fil. Hélas, l'échec de la confédération des tribus sur la scène politique internationale et la pression française dans le Pacifique conduisirent les Britanniques à transformer l'archipel en un territoire de l'Empire par la ratification du traité de Waitangi (1840). L'utopie d'une confédération Maori s'effondre. Mais répondait-elle plutôt à un rêve occidental qu'à une réelle volonté autochtone ?
Les personnages présentés, revenons sur les scènes qui se livrent à nous. Darwin et FitzRoy ont l'occasion de visiter une tribu Maori, et d'observer quelques-unes de leurs cérémonies. Notre jeune naturaliste se contente de quelques naïves descriptions, pour le peu désarmé par les mœurs complexes qui lui sont permises d'observer. Darwin était certes mauvais ethnographe, mais il tenta, bien avant qu'une méthodologie scientifique vienne au secours de la démarche ethnologique, de rapporter le plus fidèlement possible les faits observés. Hélas, il ne peut s'empêcher d'apporter à ses descriptions des commentaires supérieurs, dévalorisant le degré civilisationnel jugé « inférieur » de ce peuple autochtone. A l'inverse lorsqu'au terme de cette journée, lui et FitzRoy visitent une ferme de missionnaires, Darwin s'empresse de couvrir d'éloge cet établissement si familièrement « britannique » ! Et de se réjouir du travail remarquable à ses yeux réalisé par les missionnaires anglais. Son vocabulaire est des plus équivoques : il oppose les ouvriers et servantes indigènes de la ferme souriants, travailleurs, à la peau et les mains propres, aux indigènes des villages tribaux, sales, crasseux, sauvages, cannibales et assassins. L'opposition grossièrement caricaturale qu'il dresse ainsi n'est pas anodine. Ses notes préfigurent déjà la défense des missionnaires en place que lui et FitzRoy rédigeront dans « A letter, containing remarks on the moral state of Tahiti, New Zealand, &c ». Au final, l’œuvre missionnaire n'a d'autre objectif que de faire gravir aux Maoris les échelons civilisationnels qui les séparent de l'homme blanc chrétien. Un objectif altruiste pour Darwin, la destruction pure et simple d'un peuple et de sa culture pour l'ethnologue contemporain.

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