[1835] Aux Galápagos, Darwin face au créationnisme

Le 27 septembre 1835, alors qu'il se trouve sur l'île Floreana de l'archipel des Galápagos, Darwin note dans son Journal de Bord : « J'ai collecté assidûment tous les animaux, insectes, reptiles et plantes de cette île. En les comparant plus tard, il sera très intéressant de découvrir à quel district ou ''centre de création'' il faut rattacher les êtres organisés de cet archipel ». Pour le lecteur novice qui découvre ces lignes, la référence à la Création biblique peut sembler déroutante, alors que l'escale aux Galápagos est couramment présentée comme point de bascule de ses théories évolutionnistes.

Le récit de Darwin aux Galápagos, pourtant fort populaire même sur les bancs des amphithéâtres de biologie, n'en est pas moins un raccourci un peu trop facile. Revenons quelques instants sur la construction de sa théorie de la sélection naturelle des espèces. Rassurez-vous cependant, il ne serait être question de négliger l'importance des fameux pinsons de Darwin dans ce processus intellectuel, loin de là. Mais il nous faut reconstituer l'ordre chronologique de son élaboration. En d'autres termes, ne capturons pas trop vite nos Pinsons !

La lecture du Journal de Bord montre que tout au long du Voyage, Darwin accumule les références à la Création biblique. Le jeune homme, fraîchement diplômé d'un Bachelor en théologie, se montrait même encore plus bigot que les officiers de bord du HMS Beagle ! Il ne lui fallut cependant que quelques escales et la lecture du premier tome des Principes de Géologie de Charles Lyell pour abandonner le catastrophisme en faveur de l'actualisme. Pour autant, il eut besoin de maturer ses observations naturalistes un peu plus longtemps avant d'en élaborer une interprétation transformiste. Certes, le jeune Charles connaissait des hypothèses transformistes de son illustre grand-père, Erasmus Darwin. Qui plus est, il lisait Lamarck et ses fameuses conclusions zoologiques. Mais il lui fallut prendre en quelque sorte une vue d'ensemble de ses propres notes de terrain pour que le déclic s'opère dans son esprit.

Si l'on en croit les travaux biographiques de Francis Darwin sur son père, l'illumination lui vint en 1837, soit un an après son retour en Angleterre. Dans son Autobiographie, Darwin écrivit : « En juillet, ouvert mon premier Carnet de notes sur la ''Transmutation des Espèces''. J'avais été vivement frappé, depuis les alentours du mois de mars précédent, par le caractère des fossiles sud-américains et par les espèces de l'archipel des Galapagos. Ces faits (en particulier les derniers) origines de toutes mes idées ». Le célèbre carnet de notes est considéré comme la première véritable esquisse de ses propres hypothèses transformistes. Plus tard, lorsqu'il les reprendra à nouveau, elles déboucheront sur l'élaboration de sa théorie de l'évolution des espèces. Mais les graines de l'évolution germent dans son esprit peu de temps après son célèbre Voyage !

Pour autant, Darwin conserve dans son Journal of Researches (qui deviendra par la suite son « Voyage d’un naturaliste autour du monde ») d'étonnantes expressions comme « création » ou « pouvoir créateur ». Chose d'autant plus surprenante, ces expressions persistent en 1845, lors de la deuxième édition du Journal, alors qu'il écrit dans le même ouvrage au sujet de ses fameux pinsons : « une seule espèce s'est modifiée pour atteindre des buts différents » ! Comment expliquer ce paradoxe ? Peut-être faut-il y voir tout simplement une sorte d'expression d'usage, la force de l'habitude, dans une société anglaise du XIXème siècle fortement empreinte de religion. En résumé, la genèse de sa théorie de la sélection naturelle s'appuie sur deux découvertes majeures faites durant son Voyage : ses collections de fossiles sud-américains et ses spécimens naturalisés des Galápagos. Il faudra peu de temps à Darwin pour que ces éléments lui inspirent la certitude d'un mécanisme transformiste à l’œuvre dans la nature. Mais en inépuisable perfectionniste, deux décennies lui seront nécessaires avant d'enfin publier sa théorie.