[1834] Darwin décrit une espèce exotique envahissante avant l'heure !
Les espèces exotiques sont des espèces vivantes introduites par les humains dans un environnement allochtone, de manière volontaire ou accidentelle. Lorsque ces espèces exotiques s’adaptent à ce nouvel habitat, elles risquent d'y proliférer rapidement, menaçant ainsi l’équilibre des écosystèmes. Si c'est le cas, elles sont alors considérées comme des espèces invasives. Actuellement, l'IPBES estime que pour 37 000 espèces exotiques recensées dans le Monde, 10% seulement sont envahissantes. Elles ont contribué, directement ou indirectement, à 60% des cas d'extinction mondiale d'espèces !
Mais en 1834 alors que Darwin pêche son plancton à l'aide de sa nasse, Muggiaea atlantica n'est nullement cataloguée comme espèce exotique invasive. C'est une espèce cosmopolite, bien présente dans l'océan Pacifique le long des côtes chiliennes, mais plutôt absente de la zone maritime Nord-Ouest européenne. Cet invertébré ressemble à un bouchon de stylo transparent. Petit Hydrozoaire de l'embranchement des Cnidaires, il s'agit d'une méduse coloniale. Son cycle de vie comporte deux stades : une forme fixe et asexuée, ou polype, puis une forme libre et sexuée, ou méduse.
Darwin abonde sur l'observation de cette petite méduse dans ses Notes Zoologiques. Il étudie avec soins l'anatomie de l'animal, mais s'attarde aussi sur son comportement. Notre jeune naturaliste met un point d'honneur à noter le maximum de détails, habitude vertueuse qui lui permettra d'exploiter bon nombre de ses notes de voyage au cours de travaux ultérieurs. Non seulement il s'emploie à dessiner les parties génitales de cette méduse, mais il note également que ce minuscule animal est capable de percevoir - dans une moindre mesure - son environnement marin. A l'époque de son voyage à bord du Beagle, l'espèce exacte n'a pas encore été décrite et Darwin se limite à identifier correctement la famille taxonomique des Diphyidae.
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M. atlantica, dessins de Darwin dans ses Notes zoologiques. |
Ironie de l'histoire, cette espèce sera décrite pour la première fois en 1892 par Cunningham lors de ses récoltes de spécimens à Plymouth, port d'attache du Beagle. Sa précédente découverte par Darwin, 58 ans auparavant, resta donc sous silence. Depuis cette observation britannique, l'espèce s'est largement répandue, et notamment en mer du Nord où elle a connu une nette explosion démographique. C'est alors que cette méduse exotique est devenue invasive. En absence de ses prédateurs naturels de l'Océan Pacifique, ses colonies de polypes ont progressivement recouvert les fonds marins, tandis qu'elle dévorait avidement les populations de Copépodes herbivores, ses proies préférées. Il en résulte un déséquilibre des écosystèmes marins, les algues proliférant en absence de leurs brouteurs naturels ... L'espèce est d'ailleurs redoutée en aquaculture, en raison des kystes mortels qu'elle provoque sur les branchies de poissons. En 2007, plus de 100 000 saumons en cage ont été tués par une prolifération de M. atlantica , présente à une concentration de 2 000 par mètre cube dans les eaux côtières !
Bien entendu, Darwin ne pouvait se douter que deux siècles après son voyage autour du Monde, cette petite méduse serait appelée à provoquer de si grands dégâts. Mais rappelons que si cet animal s'est dispersé avec autant de succès aux quatre coins du globe, c'est avant tout grâce à nos navires. Profitant des coques de vaisseaux ou des eaux de ballast, cette petite méduse a su voyager clandestinement jusqu'à de nouveaux écosystèmes. Or se révélant bien plus compétitive ou tout simplement débarrassée de ses prédateurs naturels dans ces nouvelles eaux, elle prolifère librement. Clin d’œil bien incongru aux idées que Darwin développa quelques décennies plus tard concernant l'adaptation des espèces à leur environnement !
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