La formation de la terre végétale par l'action des vers
Comment Darwin eut l'idée de publier un ouvrage tardif sur les lombrics ? En réalité, le sujet l'accompagnait dans ses réflexions depuis près d'un demi-siècle. Alors qu'en 1837, il travaillait intensément sur ses notes de voyage autour du Monde à bord du HMS Beagle, le surmenage intellectuel le guettait. Ses médecins lui recommandèrent un peu de repos, aussi passa-t-il quelques semaines chez son oncle Josiah Wedgwood II à Maer Hall dans le Staffordshire. Durant ces vacances estivales, Darwin eut occasion de tomber sous le charme de sa future épouse, Emma, mais la fraîcheur de l'été ne lui inspirera pas que des sentiments amoureux. Lors d'une de ses conversations avec son oncle1, le sujet porta sur les prairies et leurs turricules de vers de terre, ces excrétions recouvrant abondamment pelouses et pâtures alentours. Darwin tenait là un sujet scientifique passionnant. Il se passionna vivement pour ce sujet, parcourant avec son oncle les bocages alentours, multipliant les carottages du sol. Puis, quelques semaines après son départ de Maer Hall, il présenta le 1er novembre 1837 un article "On the formation of mould" (« Sur la formation de la terre végétale ») devant la Société géologique de Londres.
Les actes de sa lecture scientifique furent publié dès 1838 dans les Proceedings of the Geological Society of London, puis retravaillés et complétés deux ans plus tard dans les Transactions of the Geological Society. Darwin publia également une petite communication sur le sujet en 1844 dans la Gardeners' Chronicle and Agricultural Gazette, avant de se concentrer sur d'autres sujets de recherche. Mais il n'abandonna pas pour autant les vers de terre ! Dans sa correspondance, le sujet revint dès lors qu'en 1869, un gentleman publia une critique acerbe de ses réflexions dans cette même gazette. La réponse devait tarder, mais comme à son habitude elle serait d'une argumentation irréfutable. Durant les années suivantes, Darwin multiplia les expériences (parfois très insolites !), rassembla une large documentation, mit à contribution sa famille et ses proches pour réaliser toutes sortes investigations sur le terrain … Le Clan Darwin dans son intégralité fut mobilisé autour du mystère des lombrics ! Camille Van Belle et Adrien Miqueu ont d'ailleurs rendu un hommage facétieux à cette passion obsédante de Darwin pour les vers de terre dans leur bande-dessinée biographique.
Lorsque son ouvrage paraît en 1881, il rencontre un vif succès éditorial. Le premier tirage à 3500 exemplaires est écoulé en un seul mois ! Son best-seller s'exporte rapidement hors d'Angleterre, soulève même quelques remous entre agronomes – les vers de terre étant alors considérés comme nuisibles, ce que réfute catégoriquement Darwin dans son essai. Mais la presse se passionne rapidement pour l'ouvrage : les critiques sont dithyrambiques, et les exemplaires s'arrachent en librairie. Il faut dire que Darwin vulgarise ses propos avec brio, ce qui le place presque comme un précurseur moderne du genre. Cette mise à portée de la science va toucher le grand public, un phénomène qui n'est pas sans rappeler l'exemple moderne du livre ''Une brève histoire du temps'' du regretté physicien Stephen Hawking. Darwin sut si bien au fil des années se mettre à portée de ses lecteurs que ces derniers se passionnent pour ses recherches. Nul n'a besoin de bagages scientifiques pour enquêter aux côtés du grand naturaliste ! Chacun peut observer, dans son jardin, les bois alentours ou dans les parcs municipaux, le travail des petits jardiniers de la terre. Et ses nombreux lecteurs et correspondants ne manquèrent guère de lui transmettre leurs propres observations. Darwin s'appuie aussi sur ces précieuses informations qu'il collecte depuis des années. Sans le savoir, il inventa de son vivant les sciences participatives contemporaines !
Mais l'ouvrage provoque toutefois quelques remous scientifiques. De moindre importance que lors de la parution de ''L'Origine des Espèces'', puisque son thème est bien plus spécialisé, mais suffisamment virulents pour montrer le brutal changement de paradigme que Darwin impose à l'agronomie. Ces combats d'arrière-garde sont cependant rapidement masqués par l'engouement du grand public. Qu'importe si l'agronome prussien Ewald Wollny2, une sommité de son époque, récuse l'ouvrage ! Darwin triomphe par la voix de ses lecteurs. Son ouvrage apparaît comme sérieusement argumenté, s'appuyant sur des expériences robustes et reproductibles par le tout-venant. D'ailleurs, ne confirme-t-il pas les travaux novateurs d'autres scientifiques comme ceux de Hensen, qui s'est lui aussi penché sur ce brave lombric ? Et bien qu'il ne fasse aucun doute désormais que Darwin avait vu juste dans ses conclusions scientifiques, son écrasante victoire médiatique a largement contribué à cimenter la légende de Darwin. D'ailleurs, qui viendrait aujourd'hui à douter que le lombric est le meilleur ami du jardinier ? Ce savoir populaire nous vient pourtant de la plume du plus grand naturaliste moderne. L'ouvrage est oublié, mais ses propos demeurent près d'un siècle et demi après lui.
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"Man is but a worm" caricature publiée dans Punch (fin 1881) |
En avril 2021, l'éditeur L'Elan des mots publiait une version remaniée de la traduction française de M. Levêque « Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale, (1882) » enrichie de deux documents d'intérêt. Tout d'abord une préface de Pierre-Henri Gouyon, Professeur au Muséum National d'Histoire Naturelle et éminent biologiste écologue ; enfin d'une traduction de l'article initial de Charles Darwin de 1837, ''Sur la formation de la terre végétale''. La préface de 1882 d'Edmond Perrier, du Muséum d'Histoire Naturel, est malheureusement absente. Il ne s'agit pas de la seule édition actuelle de l'ouvrage de 1881, puisque nous en trouvons un fac-similé chez Hachette Bnf (2012) et une nouvelle traduction chez l'éditeur Honoré Champion (traduction d'Aurélien Berra, 2016). Mais force est de reconnaître que l'édition chroniquée ici est bien moins onéreuse que la savante édition parue dans la collection de ses Œuvres Complètes en français chez H.C. Aussi est-ce l'ouvrage de L'Elan des mots que je vais chroniquer ci-dessous, après une lecture enthousiaste passée aux côtés de Darwin.
Après une brève présentation zoologique des lombrics, Darwin entre dans un long compte-rendu d'expériences menées sur le comportement de ses chers vers de terre. Les expériences menées par Darwin ont de quoi surprendre, tant elles sont diverses et parfois saugrenues. Avec une lanterne et des tisons, il teste leur capacité à s'enfouir à l'approche d'une lumière ou d'une chaleur vives. Soumettant des vers de terre aux vibrations du piano de son salon de Down House, il identifie même quelles notes leur sont les plus désagréables ! Usant de feuilles et pétioles de différentes variétés, de morceaux de papier mimant cette matière végétale, recouvrant certaines parties de colle, il expérimente avec son fils Francis les diverses réponses comportementales des vers de terre. Leur capacité à enfouir dans leurs galeries de la matière végétale dépasse tant le simple comportement instinctif que Darwin s'interroge ; ces animaux dotés d'une perception de leur environnement – aussi limitée soit-elle – seraient-ils aussi des êtres intelligents ?
« En résumé, comme ce n'est pas le hasard qui détermine la façon dont les objets sont introduits dans les galeries, et que l'existence d'instincts spéciaux pour chaque cas particulier ne saurait être admise, la supposition qui se présente tout d'abord et le plus naturellement est que les vers essaient de toutes les méthodes jusqu'à ce qu'ils finissent par réussir ; mais beaucoup de phénomènes s'opposent à une telle supposition. Il ne reste qu'une solution possible, à savoir que les vers, bien que placés très bas dans l'échelle des êtres organisés, possèdent un certain degré d'intelligence. Cela frappera tout le monde comme étant très peu probable ; mais il est permis de douter que nous sachions assez sur le système nerveux des animaux inférieurs, pour justifier la défiance que nous inspire de prime abord une telle conclusion. Pour ce qui est des petites dimensions des ganglions cérébraux, nous devrions nous rappeler quelle masse de connaissances héréditaires se trouve dans le petit cerveau d'une fourmi ouvrière en même temps qu'un certain pouvoir d'adapter les moyens à la fin ».
Charles Darwin, Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale.
Il est troublant de noter à quel point les réflexions argumentées de Darwin relèvent, bien avant notre époque, de la sentience chez les Invertébrés. Alors que rare sont les Invertébrés pour lesquels la biologie accorde une conscience phénoménale, le taxon des Annélides en semble dépourvu. Pourtant, Charles Darwin ouvre un débat encore inachevé dès 1881. Comment prouver une conscience chez les vers de terre ? La question n'est pas encore répondue de nous jours. Mais à l'inverse, comment réfuter la possibilité d'une conscience chez les Annélides après les expériences de Darwin ?
L'écologie des vers de terre représente également un sujet crucial. La distribution mondiale de ces Annélides nous est résumée, avec une prise en compte de leur écophysiologie et l'évocation de leur importance dans la chaîne trophique. Mais Darwin va plus spécialement s'intéresser aux galeries et turricules de lombrics ; appuyant notamment l'hypothèse jusqu'alors controversée que les vers de terre consomment bien aussi de la terre. Encore un sujet épineux pour les sciences biologiques du sol, que Darwin entend trancher définitivement dans son ouvrage. Mieux encore, Darwin s'attache à prouver que les vers mélanger les couches du sol, participant à l'élaboration de cette strate surfacique si précieuse. Nous sommes ici face à la valorisation du principe de « l'espèce ingénieure » avant même que l'expression écologique ne soit proposée.
Autrefois, les paysans s'imaginaient que tout objet ayant chu sur le sol finissait par s'enfoncer dedans. Comme si la terre finissait par l'avaler inexorablement. Darwin s'attaque à cette croyance populaire en démontrant que la terre ne se dérobe pas sous le poids du moindre objet ; mais qu'il s'agit bien au contraire du lent travail d'enfouissement lié à l'activité des lombrics dans le sol. Que ce soient ses propres expériences sur le Lumbricus terrestris (ou Lombric commun tel qu'il le nomme), ou bien celles réalisées par ses nombreux correspondants à travers le monde, il accumule les preuves de son hypothèse. Suivi sur plusieurs années de l'évolution d'amendements de craie dans des prairies, mesures d'enfouissements de pierres témoin, comparaison du poids sec des excréments de vers de terre de différentes espèces collectés à travers le Monde. Darwin réalise même un voyage jusqu'à Stonehenge, où jouant les archéologues amateurs, il fait sonder le sol autour d'un bloc abattu de l'édifice celtique pour en étudier l'enfouissement !
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Croquis transversal d'une "pierre druidique" abattue à Stonehenge, d'après Darwin (1881). |
En leur qualité d'enfouisseurs, les vers de terre se révèlent à leur manière les gardiens de notre passé. En effet, comme l'aborde Darwin, ces invertébrés jouent un rôle inattendu dans le domaine de l'archéologie. Si Darwin ne publia guère dans cette discipline, elle ne manqua pas de l'intéresser un tant soit peu, et ce probablement dès son enfance. Shrewsbury3 fut le théâtre d'une bataille majeure en 1403, qui opposa le roi Henri IV d'Angleterre à une armée rebelle. Longtemps après cet événement, on retrouvait encore des pointes de flèche en labourant les champs. Des années plus tard, Darwin s'interroge sur le rôle des vers de terre dans la conservation des ruines et objets antiques enterrés profondément dans le sol. Il assiste personnellement en 1877 aux fouilles d'une villa romaine, à Abinger dans le Surrey. Réalisant des croquis du sol grâce aux excavations, il note avec soins les différentes strates de terre apparentes.
Multipliant les visites d'autres sites archéologiques, collectant les descriptions et sondages du sol réalisés sur diverses ruines par son fils William, Darwin cumule petit à petit les preuves d'une lente action d'enfouissement de ces ruines par les vers de terre. Mais si les décombres sont ainsi conservés sous une couche de terre végétale, les vers ont largement contribué à miner la maçonnerie. Darwin suppose que bon nombre de sections de murs retrouvés éboulés le sont en raison du travail de sape des lombrics, les décombres étant à leur tout enfouis sous leurs excréments, et ainsi de suite. Quatrième conclusion, peut-être la plus inattendue de cet ouvrage : les vers de terre jouent de curieux tours aux archéologues !
Enfin, Darwin aborde l'action géo-pédologique des vers de terre. Pour lui, ces Invertébrés participent à la production d'acide humique, substance organique favorisant l'altération chimique des roches. C'est pourquoi leur lente action participe indirectement à ce qu'il nomme la dénudation, c'est à dire l'usure de la surface par les éléments (eau, glace, vent). Leur brassage incessant de la surface du sol favorise ce phénomène ; les moindres reliefs sont ainsi plus aisément nivelés par les éléments. C'est ainsi, prend-il en exemple, que les sillons dans les champs s'estompent plus vite que si le sol avait été dépourvu de ces nombreux habitants.
« Les vers ont joué, dans l'histoire du globe, un rôle plus important que ne le supposeraient au premier abord la plupart des personnes » conclue Darwin. Avec cet ouvrage, il révolutionne la compréhension des sciences du sol, aussi bien agronomiques, biologiques que géologiques. Désormais, les vers de terre ne sont plus perçus comme des êtres nuisibles. Bien au contraire, ils sont responsables de la formation de la couche de terre végétale, aussi bien dans sa nature physique que dans sa composition chimique. Ils « avalent » bien de la terre, qu'ils rejettent dans leurs propres excréments. De part ce phénomène, ils participent à l'accumulation de matière humique à la surface du sol. Ce ne sont pas les objets qui s'enfoncent dans le sol, mais les vers de terre qui les enterrent lentement. Enfin, ces êtres dotés d'une perception limitée de leur environnement démontrent une surprenante intelligence, qui ne peut que laisser perplexe l'observateur du XIXème siècle. Comment de tels êtres, d'apparence si « inférieurs », peuvent-ils se révéler les architectes de nos sols ? Et pourtant, nous devons la matrice même de nos paysages bocagers à ces humbles créatures.
Notes de lecture :
1. L'ouverture au Monde était particulièrement cultivé au sein de la branche familiale maternelle des Wedgwood. L'oncle de Darwin, Josiah Wedgwood II, joua même un rôle crucial pour convaincre son beau-frère, le Dr. Robert Darwin, d'autoriser son fils à prendre la mer à bord du HSM Beagle. Il est intéressant de remarquer qu'un an après son retour de voyage, l'oncle encourage toujours autant son neveu sur cette voie.
2. E. Wollny, fondateur de l'agronomie physique, s'oppose farouchement à l'ouvrage en 1882 dans la revue Forschungen auf dem Gebiete der Agrikulturphysik. Durant les années suivantes, il tentera de réfuter les travaux de Darwin et Hensen pour confirmer le rôle nuisible des lombrics. Huit ans plus tard, faute de résultats probants, il finira dans la même revue par se ranger du côté de Darwin.
3. La ville de Shrewsbury est le lieu de naissance de Charles Darwin, où il vécut une partie de sa jeunesse dans la maison familiale.
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