Darwin et les fossiles : histoire d’une réconciliation

Dès la première édition de l'Origine des Espèces (1859), Charles Darwin expose un paradoxe géologique. Si sa théorie de la sélection naturelle sous-entend la disparition des variétés les moins adaptées à leur conditions de vie, il a dû exister au fil des âges géologiques d'innombrables formes de transition. Ce procédé d'extermination a donc dû agir impitoyablement et à grande échelle, puisque Darwin remarque que nous ne trouvons aujourd'hui que très peu de formes de transition entre les espèces existantes. Alors, « pourquoi donc alors chaque formation géologique, et même chaque couche stratifiée n'est-elle pas remplie de ces formes de transition ? » s'interroge Darwin en mettant lui-même à mal sa propre théorie. « Assurément la géologie ne nous révèle pas encore l'existence d'une chaîne organique aussi parfaitement graduée; et c'est en cela peut-être que consiste la plus sérieuse objection qu'on puisse faire à ma théorie ».

Darwin, qui s'est appuyé sur ces archives géologiques que représentent les fossiles dès ses premiers comptes-rendus de son Voyage autour du Monde, n'en reste pas moins circonspect. L'absence de ces formes de transitions est un sérieux obstacle à sa théorie, et il ne manquera pas de recevoir bon nombre de critiques de savants hostiles à l'évolutionnisme abondant dans ce sens. Mais dès la première édition de l'Origine des Espèces notre habile naturaliste abat une parade face à cette impasse : « l'insuffisance extrême des documents géologiques suffit, je crois, à la résoudre ». Un paradoxe, oui, mais fort utile, puisque l'absence de preuves ne permet alors pas de réfuter sa théorie. Comme il le résume dans la sixième édition de l'Origine des Espèces (1872) : « Quant à moi, je considère les archives géologiques, selon la métaphore de Lyell, comme une histoire du globe incomplètement conservée, écrite dans un dialecte toujours changeant, et dont nous ne possédons que le dernier volume traitant de deux ou trois pays seulement. Quelques fragments de chapitres de ce volume et quelques lignes éparses de chaque page sont seuls parvenus jusqu'à nous ».

Mais alors, puisque les preuves fossiles de ces formes de transition manquaient cruellement à l'appel lors de la parution de la première édition de l'Origine des Espèces, la paléontologie a-t-elle depuis suffisamment progressé pour confirmer la théorie de la sélection naturelle, ainsi que ses hypothèses sur la spéciation comme mécanisme évolutif ? Lionel Cavin, conservateur du département de géologie et de paléontologie du Muséum d'Histoire Naturelle de Genève, eut la brillante idée de célébrer le bicentenaire de la naissance du grand Charles. Battant le rappel de la multitude de découvertes géologiques réalisées depuis 1859, il démontre au combien Darwin avait vu juste sur ce point : l'absence de preuves n'invalidait pas sa théorie ! Chaque nouvelle découverte en paléontologie confirme ses intuitions, et nombre de ses hypothèses ont été validées ou complétées par les travaux scientifiques, de son vivant comme postérieures.

Agrémentant son récit de nombreuses digressions sur son propre parcours autour du monde de paléontologue, Lionel Cavin nous emmène dans cette grande traque scientifique des archives géologiques de notre planète. Enquête passionnante, il n'a de cesse de montrer comment Darwin, avec l'Origine des Espèces, allait poser les bases d'une compréhension moderne de l'évolution des espèces. Et comment aujourd'hui, à l'heure des techniques physiques les plus pointues d'exploration de ces précieux fossiles, ses hypothèses n'ont de cesse de se vérifier.

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