Du scarabée de Darwin au mécanisme de la sélection sexuelle
François Verheggen de la chaîne Science Bestiale vient de publier une vidéo consacrée à Chiasognathus grantii, le Scarabée de Darwin. Hasard du calendrier, cette vidéo tombe 190 ans après le séjour de Darwin au Chili, alors que ses collectes entomologiques le menèrent à collecter deux spécimens de cette espèce ! Le titre de sa vidéo résume ainsi notre visionnage : "Séduction, Combat et Violence Conjugale". Beau clin d'œil à la sélection sexuelle, que ce Coléoptère illustra sous la plume de Darwin dans La Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe !
Du haut de mon modeste doctorat en écologie marine, je n'aurais pas la prétention de paraphraser la vidéo du Pr. Verheggen. Aussi me contenterai-je de lui donner la parole pour nous présenter la fascinante biologie de cet Insecte au remarquable dimorphisme sexuel. Je vous invite donc à visionner sa vidéo ci-dessous. Je vous propose par la suite ensuite, de revenir plus en détails sur les collectes de Chiasognathus grantii que Darwin réalisa. Après cela, nous reviendrons succinctement sur le rôle de ce Coléoptère dans La Filiation de l'Homme !
Darwin collecta un grand nombre de spécimens d'insectes au cours de son Voyage autour du Monde. Cependant, sa passion de jeunesse pour les Coléoptères le poussa très certainement à porter plus d'attention sur ce taxon. Aussi, comment pouvait-il passer à côté de l'étonnant Chiasognathus grantii lors de ses escales chiliennes ? Dans ses Notes Zoologiques, Darwin commente de grands spécimens de Lucanidés qu'il put soit collecter, soit se procurer au Chili :
« 1834, Juillet – Chiloé. Le grand et curieux Lucanus : donné par M. R. Williams : attrapé alors qu'il volait en été. On dit que l'insecte mâle fait un bruit de claquement très fort avec ses cornes lorsqu'il est molesté ou même approché : il n'est pas très rare : on le trouve en abondance sur le continent près de Valdivia » Charles Darwin, Notes Zoologiques. L'identification de cet Insecte ne lui pose pas de problèmes particuliers, car il en connaissait déjà la description, comme en atteste sa correspondance à l'attention de son mentor, le Pr. Henslow :
« Nous avons été poussés à Chiloé par un temps très mauvais. — Un Anglais m'a donné 3 spécimens de ce très bel insecte lucanoïde, qui est décrit dans Camb : Phil. Trans : 2 mâles et une femelle » Lettre de Charles Darwin au Pr. Henslow, 27 Juillet – 7 Novembre 1834. Darwin fait ici allusion à la publication de l'entomologiste James Francis Stephens (1833), qui identifia en premier le Coléoptère à partir d'un spécimen rapporté lui aussi de l'île de Chiloé par le Dr. Grant, chirurgien à bord du HMS Forte. Oui, un chirurgien-naturaliste, une habitude dans la Royal Navy, nous en avions déjà parlé dans un précédent article. Darwin avait reçu une copie de cet article par l'entremise du Pr. Henslow. Il fit donc bon usage de ce document une fois arrivé au Chili.
Les mois suivants, Darwin complète sa collection de Chiasognathus grantii, de nouveau par l'entremise du compatriote anglais M. Douglass, qui n'hésite pas à grimper aux arbres pour capturer cet insecte !
« À la fin de janvier, Chiloé 1835, j'ai trouvé 3 femelles volant pendant la journée : lorsqu'on les touchait, elles se tenaient sur leurs quatre pattes arrière et relevaient la tête, comme au combat : très fortes : — Mâle capturé à Valdivia, combattu très hardiment, se retournant pour faire face à l'ennemi : le bruit auquel il est fait allusion n'est pas très fort et est produit par la friction de l'abdomen, même lorsqu'il est effrayé, mais non touché : mâchoires pas assez fortes pour provoquer une douleur au doigt. [Note supplémentaire insérée sur une page séparée] M. Douglass m'a envoyé 12 spécimens de ce bel insecte et le compte rendu suivant : « Je les ai trouvés dans la béquille d'un arbre Atenihue, à trente pieds au-dessus du sol, dans un nid de mousse. J'ai été conduit à cet endroit en suivant l'un d'eux matin et soir pendant plusieurs jours et je l'ai toujours perdu de vue près de cet arbre. J'ai finalement grimpé à l'arbre et je les ai découverts comme mentionné. - Ceci se trouve dans l'île de Conahue. - » Charles Darwin, Notes Zoologiques.
Darwin collecta au total 12 spécimens de Chiasognathus grantii. De retour en Angleterre, il ne les conserva pas longtemps, les distribuant aux savants de son époque. Nous retrouvons d'ailleurs la trace d'un de ces dons fait à Cambridge en 1837 dans les Proceedings of the Entomological Society of London (1838) : deux spécimens (un mâle et une femelle) provenant de l'île de Chiloé.
Bien mal lui en prit de ne pas en conserver pour sa propre collection, car des années plus tard alors qu'il travaille sur sa théorie de la sélection sexuelle, il se remémore l'étonnant dimorphisme sexuel de ce Lucanidé ! Le voici donc en 1868, correspondant avec l'entomologiste Henry Walter Bates alors qu'il cherche à dresser une liste d'exemples entomologiques de dimorphismes sexuels.
« Je viens de découvrir que j'ai grand besoin de renseignements sur la proportion de mâles et de femelles dans tout le règne animal, autant que possible. Malheureusement, je n'ai pas vu cela, ou plutôt je ne l'ai vu que de façon obscure, et je n'ai gardé que quelques références […] Peut-être mon prochain livre, qui traite principalement de la sélection sexuelle, sera-t-il illustré de gravures sur bois ; dans ce cas, je devrai demander des indications sur les espèces intéressantes à graver. Par exemple, existe-t-il un insecte meilleur que le Lucane commun pour montrer un développement énorme des mandibules chez le mâle ? Je crois plutôt qu'il existe un magnifique Coléoptère de Chiloé, que j'ai collectionné » Correspondance de Charles Darwin à Henry W. Bates, 11 février 1868.
Darwin souffrait d'une santé précaire doublée d'une phobie sociale, et le dévoué Bates l'a bien compris ! Le 28 mai 1868, il lui conforme que la commande est bien passée par son entremise. Dans sa rapide missive, l'entomologiste précise qu'il s'est rendu en personne chez Janson et a fait quelques emplettes pour Darwin. Il lui a sélectionné divers spécimens naturalisés d'insectes présentant un dimorphisme sexuel remarquable, mais n'a pas trouvé de Chiasognathus en boutique ! Le marchand Janson promet cependant d'essayer de lui en procurer. Darwin recevra deux colis de Janson, les 25 mai et 4 juin 1868 (notez le décalage entre la réception du premier colis et le courrier de Bates, mais notre entomologiste s'en excuse dans sa missive, trop occupé qu'il était entre temps). Les spécimens sélectionné par Bates sont tous présents, sauf Chiasognathus que notre marchand n'a visiblement pas pu se procurer à temps ! Nous ne pouvons qu'imaginer la déception de Darwin. Néanmoins, notre cher naturaliste avait là suffisamment de matériel pour construire sa réflexion entomologique dans de la Filiation de l'Homme.
Pour appuyer sa théorie de la sélection sexuelle, Darwin procède comme à son habitude avec méthode, tirant ses arguments de nombreux exemples naturalistes. Bien entendu, notre Scarabée du Chili y figure en bonne place : « Le Chiasognathus grantii mâle, du sud du Chili, — coléoptère magnifique appartenant à la même famille, — a des mandibules énormément développées (fig. 24) ; il est hardi et belliqueux, fait face du côté où on le menace, ouvre ses grandes mâchoires allongées, et fait entendre en même temps un bruit très-strident ; mais ses mandibules ne sont pas assez puissantes pour causer une véritable douleur quand il pince le doigt » Charles Darwin, La Descendance de l'homme et la sélection sexuelle. S'associe à cette tirade la fameuse gravure de l'espèce réalisée par l'artiste Edward Alfred Smith (voir plus haut). Nous y admirons un spécimen mâle, comparé en contre-bas à la tête et thorax d'un spécimen femelle.
« La sélection sexuelle, qui implique la possession d'une puissance perceptive considérable et des passions très-vives, paraît avoir joué un rôle plus important chez les Lamellicornes que chez aucune autre famille de coléoptères. Les mâles de quelques espèces possèdent des armes pour la lutte ; d'autres vivent par couples et se témoignent une grande affection ; beaucoup ont la faculté de produire des sons perçants lorsqu'on les excite ; d'autres portent des cornes extraordinaires, qui servent probablement d'ornement ; quelques-uns, qui ont des habitudes diurnes, affectent des couleurs très-brillantes ; enfin, la plupart des plus grands coléoptères appartiennent à cette famille que Linné et Fabricius avaient placée à la tête de l'ordre des Coléoptères » Charles Darwin, op. cit.
« Le grand Chiasognathus fait entendre son bruit strident lorsqu'il se défie ou qu'il est en colère. [...] Quelques naturalistes croient que les coléoptères font entendre ce bruit pour effrayer leurs ennemis ; mais je ne peux croire qu'un son aussi léger puisse causer la moindre frayeur aux mammifères et aux oiseaux capables de dévorer les grands coléoptères pourvus d'enveloppes coriaces et dures. [...] En résumé, il semble probable que, dans l'origine, beaucoup de coléoptères mâles et femelles utilisaient, pour se trouver l'un l'autre, les légers bruits produits par le frottement des parties adjacentes de leur corps ; or, comme les mâles ou les femelles qui faisaient le plus de bruit devaient le mieux réussir à s'accoupler, la sélection sexuelle a développé les rugosités des diverses parties de leur corps et les a transformées graduellement en véritables organes propres à produire des bruits stridents » Charles Darwin, op. cit.
Darwin relie sans équivoque le dimorphisme sexuel chez ces Coléoptères au mécanisme de sélection sexuelle. Son importance dans le travail de Darwin est telle qu'il méritait bien que son nom vernaculaire rende hommage au grand naturaliste britannique. Sa taxonomie a cependant quelque peu changé en près de deux siècles : Darwin classait ce Lucane chilien parmi le sous-ordre des Lamellicornes. Le taxon est aujourd'hui désuet ; il regroupait à l'origine une partie de l'Ordre des Coléoptères ; comme l'écrivait Robert Didier (1933) « les insectes à antennes fixes ornées de lamelles mobiles ». Aucune comparaison avec la sélection sexuelle, qui pour sa part n'est en rien une théorie désuète. Cent cinquante-trois ans après la première édition de The Descent of Man, ce mécanisme évolutif n'a de cesse de se vérifier dans la vie sauvage, aussi bien que dans nos mœurs humaines !
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* L'ouvrage ''The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex'' (1871) de Charles Darwin est disponible en deux traductions françaises ; la première d'Edmond Barbier (trad. de la 3ème édition de l'ouvrage) en 1881 sous le titre ''La Descendance de l'homme et la sélection sexuelle'' ; la seconde collective, coordonnée par Michel Prum, sous le titre ''La Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe'' (éditeur Honoré Champion). Nous nous rapportons ici comme l'indique la bibliographie à la traduction d'Edmond Barbier.
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Bibliographie consultée :
Darwin, C. R. 1881. La Descendance de l'homme et la sélection sexuelle. 3ème éd. Traduction de E. Barbier. Paris: C. Reinwald.
Didier Robert. (1933). Les Lucanides. In: La Terre et La Vie, Revue d'Histoire naturelle, tome 3, n°1, pp. 23-29.
Hope, F. W. (1838). Proceedings of the Entomological Society of London: Sitting of the third April, 1837 [Exhibition of Chiasognathus Grantii and Carabi collected by Mr. Darwin, with comments on these specimens]. Entomological Magazine 5: pp. 56-59.
Keynes, Richard. (2000). Charles Darwin's zoology notes & specimen lists from H.M.S. Beagle. Cambridge: Cambridge University Press.
Stephens, James Francis. (1833). Description of Chiasognathus grantii, a new lucanideous insect forming the type of an undescribed genus, together with some brief remarks upon its structure and affinities. [Read 16 May 1831.] Transactions of the Cambridge Philosophical Society 4: pp. 209-217.
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