[1832] Les Corallines et leur surprenant micro-écosystème marin

La journée du 8 juin 1832 est consacrée à la collecte des algues encroûtantes des rochers de Botafogo. Pour ce jour l'entrée du Journal de Bord se limite à la simple phrase « Ramassé quelques Corallines sur les rochers qui entourent la baie de Botafogo ». Les Notes Zoologiques sont fort heureusement pour nous beaucoup plus prolixes sur le sujet.


Exemple de Corallinales du genre Amphiroa sp.


Mais que sont les Corallines ? Il s'agit d'algues rouges ou Rhodophycées formant des structures minérales encroûtées ou des thalles rigides en raison de la forte teneur en calcaire (calcite) de leurs parois cellulaires. L'ordre des Corallinales appartient lui-même à la classe des Florideophyceae. Ces algues sont d'une grande importance dans les milieux côtiers tropicaux, puisqu'elles participent à la formation des récifs coralliens. De plus, ces algues rouges encroûtantes seraient apparues au moins depuis le Cambrien (il y a environ 600 Ma) où elles contribuèrent à la formation de sédiments calcaires riches en fossiles.

Pour Darwin, ce ne sont pas tant ces Corallines qui l'intéresse, mais les organismes invertébrés épiphytes qui les recouvrent. Dans ses Notes Zoologiques, il s'étonne d'ailleurs de ne pas observer de coraux « pierreux » à Botafogo comme le long de la côte de Bahia. Il entend par là que contrairement à l'Archipel des Abrolhos, il ne retrouve pas de grandes concrétions calcaires formés par des polypes coloniaux. A leur place, il trouve en abondance des Corallinales aux thalles ramifiés et crustacés du genre Amphiroa sp. Ces chevelures roses calcifiées s'accrochent aux rochers de la baie de Botafogo et servent de support à une multitude d'organismes marins. Voilà donc un micro-écosystème côtier que notre jeune naturaliste va s'empresser d'étudier !

Quels organismes Darwin a-t-il collecté sur ces rochers couverts de Corallines ? Ses Notes Zoologiques s'attardent durant quelques lignes sur Sertularia sp., un genre d'Hydrozoaire de la famille des Sertulariidae. Les Hydrozoaires alternent un cycle de vie en deux phases: un premier stade polype accrochés à un substrat solide et sous la forme d'organismes rigidifiés par un exosquelette chitineux ou de carbonate de calcium ; un second stade sous la forme de méduses à vélum (ou ombrelle) durant lequel les organismes développe des gonades épidermiques. Seulement voilà, chez le genre Sertularia sp. il n'y a pas de phase méduse ! Les Sertularia sp. sont des polypes stricts coloniaux vivant en rameaux de plusieurs centimètres de long. Les espèces de ce genre présentent  ainsi des colonies mâles et des colonies femelles. Hélas, le spécimen n°265 mal conservé dans l'alcool s'est progressivement décomposé, au point qu'en 1901 il n'en restait plus que des flocons épars.


Planche de Sertularia sp. dessinée par Haeckel. In : Kunstformen der Natur (1904)

Plus loin dans ses Notes Zoologiques, Darwin évoque d'autres invertébrés marins. Des Bryozoaires ou Ectoproctes, qui sont de curieux animaux coloniaux et sessiles du même groupe que la Dentelle de Venus. Les spécimens rapportés dans les descriptions de Darwin appartiennent au genre Cellaria sp. Ce sont d'étranges animaux, puisque leurs colonies ressemblent à de minuscules touffes ramifiées de brindilles qui évoquent des lichens de quelques millimètres de long ! Voilà un bien curieux bestiaire marin, mais qui ne rebute nullement Darwin.

Le rôle des Corallinales dans l'édification de ces micro-écosystèmes marins ne se limite pas à seulement former un biotope favorable. Les épiphytes présents sur les thalles crustacés de ces algues rouges forment un obstacle pour la diffusion de la lumière jusqu'aux chloroplastes de leurs cellules. Des compétiteurs photosynthétiques peuvent aussi les recouvrir, absorbant les rayons solaires avant qu'ils ne parviennent jusqu'aux cellules des Corallines ! Pour y remédier, une étonnante interaction interspécifique présentant un avantage évolutif entre en scène. De nombreuses espèces de Corallines produisent en effet des substances chimiques qui attirent et favorisent la fixation des larves de certains mollusques, notamment celles de l'ormeau (Haliotis sp.).

Les larves d'ormeaux vont alors brouter les épiphytes recouvrant les Corallines, débarrassant leurs hôtes de ces épiphytes indésirables tout en bénéficiant d'un micro-habitat adapté à leur phase larvaire. Mais les corallines ne s'arrêtent pas en si bon chemin. Elles sécrètent même des molécules favorisant le développement larvaire des ormeaux ! L'aquaculture de l'ormeau s'est d'ailleurs inspirée de cette coopération insolite pour mener à bien l'élevage de ce délicieux Gastéropode marin.

Voici un remarquable exemple de mutualisme entre espèces à avantage évolutif, et modulé par messagers chimiques. Il explique peut-être même la profusion de Mollusques (et plus particulièrement des Nudibranches) que Darwin observa au cours de ces prospections côtières. Nul doute que le phénomène aurait fortement passionné notre jeune naturaliste s'il avait pu expérimenter jusqu'à cette échelle moléculaire fonctionnement de ces micro-écosystèmes des rochers de la baie de Botafogo.

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