[1832] Ambiances sonores de la faune brésilienne et pensées naturalistes

Dans ses Notes Zoologiques, Charles Darwin décrit ses impressions générales concernant cette forêt tropicale Atlantique qu'il explore avec passion entre mai et juin 1832 tout autour de Rio de Janeiro et de son domicile temporaire de Botafogo. Ce milieu tropical si dépaysant pour un gentleman anglais n'a de cesse de se jouer de ses repères naturalistes. Pour l'explorer, il lui faut donc, de son propre aveu, inspirer au plus grand degré de prudence avant de poser toute conclusion scientifique sur ses observations.


La Baie de Botafogo - Johann Moritz Rugendas (1820)


Mais le plus déstabilisant, se confie-t-il, demeure peut-être le maigre spectacle qu'offrent au naturaliste les oiseaux de ces milieux tropicaux. S'ils sont innombrables de par leurs cris et chants incessants, ils restent le plus souvent dissimulés dans le couvert végétal. Seul un oiseau apparenté aux Krotophagus (Crotophaga ani ?) aurait été observé chantant de manière fort mélodieuse. Aussi Darwin reste-t-il frustré de n'avoir pu contempler plus d'espèces aviaires aux couleurs chatoyantes, telles que les visiteurs de musées peuvent en admirer naturalisés dans les galeries d'histoire naturelle.

Darwin note cependant un spectacle ornithologique, les vols silencieux en cercles de grands Martinets aux rectrices pointues. Cette description n'est guère précise, mais deux espèces potentielles s'offrent à nous. Le Martinet à collier blanc (Streptoprocne zonaris) et le Martinet à collier interrompu (Streptoprocne biscutata) mesurent 22 cm d'envergure. Leurs rectrices ne se terminent cependant pas en filet ou en triangle pointu. Mais le Martinet à collier blanc a des rectrices échancrées qui peuvent éventuellement faire l'affaire ici. Ce dernier étant présent sur les basses terres côtières et jusque dans les zones urbaines de Rio de Janeiro, il est tout à fait probable que Darwin fasse alors référence à cette espèce à la grande envergure en forme de faux.

Le soir venu, l'orchestre des Anoures interprète son concerto tout autour de la bâtisse de Botafogo. Une musique qui n'est pas désagréable aux oreilles de Darwin. Enfin, la nuit se poursuivant, les cigales prennent le relais. Les collectes d'insectes ne sont pas aussi satisfaisantes que Darwin l'aurait espéré. Mais s'il en croit la bibliographie alors à sa disposition, la période n'est pas la plus favorable aux entomologistes. Charles s'appuie pour l'affirmer sur le Mémoire de Jean Théodore Lacordaire sur les Coléoptères d'Amérique méridionale, alors récemment par (1830) dans les Annales des Sciences Naturelles. Fort heureusement pour notre jeune naturaliste, la bibliothèque du HMS Beagle possède un exemplaire de ce Mémoire.

Pour autant, la moisson d'espèces d'Invertébrés terrestres est loin d'être ridicule aux alentours de Rio de Janeiro durant ces mois de mai et de juin 1832. Il n'échappe pas non plus à Darwin que les relations entre communautés végétales et animales sont fortement liées aux écosystèmes auxquels elles appartiennent. Il en tient pour preuve que les légumes importés d'Europe sont moins attaqués par les Invertébrés phytophages du Nouveau Monde que par ceux de l'Ancien Monde. Et Darwin de remarquer que les feuilles des choux et des laitues « restent aussi entières que si elles contenaient du poison ». Darwin esquisse presque l'idée d'une évolution commune entre proies et prédateurs d'un même écosystème. « La nature, lorsqu'elle a formé ces animaux & ces plantes, savait qu'ils devaient résider ensemble » conclue-t-il.

Nous sommes ici dans brève pensée de carnet de notes, et non dans l'évocation sérieuse d'un Dessein intelligent. Néanmoins, il apparaît à ce stade de réflexion du jeune Darwin l'idée d'une "coexistence" passée entre ces organismes, forgée autour de l'interaction négative de prédation. Choux et laitues tenteraient de lutter en permanence contre leurs prédateurs phytophages, ces derniers étant parvenus dans l'Ancien Monde à déjouer leurs pièges, au contraire des phytophages du Nouveau Monde. Cette pensée fugace n'est pas sans rappeler l'hypothèse de la reine rouge de Leigh Van Valen (1973) : l'évolution permanente d'une espèce est nécessaire pour maintenir son aptitude face aux évolutions des espèces avec lesquelles elle co-évolue. Troublante ressemblance avec les pensées fugaces de Darwin alors en escale à Rio de Janeiro !

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