[1832] Une partie de chasse dans la jungle brésilienne

Le 4 juin 1832, Darwin se lève à 4 heures du matin pour une invitation de chasse dans une propriété forestière privée. Son hôte est un vieux prêtre fortuné, accompagné de son son garde-chasse et valet noir. Il s'agit d'un ancien courtisan de la maison impériale brésilienne, qui vit désormais des jours paisibles entre Rio de Janeiro et sa maison de campagne. C'est depuis ce cottage que le jeune Darwin doit rejoindre à une partie de chasse au cœur la jungle tropicale. Arrivés à cinq heures sur le lieu de rendez-vous, ils rejoignent alors un second prêtre. A croire que la chasse constitue à l'époque un loisir ordinaire du clergé brésilien.


Johann Moritz Rugendas - Rio Paraíba do Sul (1820-1825)

Des compagnons de chasse de Darwin, nous ne saurons ni leur nom, ni leur nombre. En réalité, seuls les noms des chiens de chasse de son hôte attirent son attention. « Me suis levé à 4 heures pour aller chasser : la personne qui garde les chiens est un prêtre et un doyen. — la meute ne comprend que cinq chiens, leurs noms, Trumpeta, Mimosa, Clariena, Dorena & Champaigna » Charles Darwin, Journal de Bord. Rien de surprenant pour qui connaît la bibliographie de Darwin et son amour pour les chiens. Des décennies plus tard, il consacra d'ailleurs de nombreux paragraphes de son ouvrage L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux au comportement canin.

Le cottage de chasse reste une bâtisse de bois plutôt décevante : « C'était très curieux de voir la misère dans laquelle ces hommes pouvaient vivre ; une sorte de hangar où les chiens, les hommes noirs et eux-mêmes semblaient cohabiter ensemble ; tout l'endroit est sale et délabré » Charles Darwin, op. cit. Heureusement, la petite troupe ne va pas s'y éterniser. Dès sept heures, elle rejoint le terrain de chasse. Les chevaux sont installés dans une petite ferme au milieu des bois, et les chiens sont lâchés dans les sous-bois pour qu'ils puissent rabattre le gibier. « Les chasseurs armés se postent aux endroits les plus propices au passage des animaux, comme les petits chevreuils & pachas (comme les cobayes) » Charles Darwin, op. cit. Cette battue se présente donc plutôt prometteuse, mais un détail va sérieusement agacer notre jeune naturaliste. « Entre-temps, ils tirent sur des perroquets et des toucans, etc. — J'ai bientôt trouvé cela très stupide et j'ai commencé à chasser mon propre gibier » Charles Darwin, op. cit. Bref, Darwin apprécie la chasse, mais pas ces tirs inutiles censés divertir des compagnons en mal de gibier à abattre.

Pourtant durant sa jeunesse, Darwin aimait profondément la chasse et le tir sportif. « Je me suis passionné pour le tir, et je ne crois pas que quelqu'un aurait pu montrer plus de zèle pour la plus sainte cause que je n'en avais pour tirer les oiseaux » Charles Darwin, Autobiographie. Alors qu'il étudiait à Cambridge, il fréquentait un cercle d'amateurs de chasse et de tir, profitant d'ailleurs plus que de raison de leurs soirées arrosées. Dès le mois de septembre, il ne pouvait s'empêcher de chasser la perdrix et se livrait même à quelques concours amicaux de tableaux de chasse. L'exercice de la chasse par le jeune Darwin est un loisir très bourgeois, conforme au niveau social de sa famille. Mais pour autant, Darwin intellectualisait beaucoup son approche des armes à feu, s'intéressant notamment à la balistique ou encore à l'étude des traces et indices d'animaux. « Comme j'aimais tirer, mais je pense que je devais avoir honte à moitié consciemment de mon zèle, j'essayais de me persuader que le tir était presque un travail intellectuel ; il fallait tant d'habileté pour juger où trouver le plus de gibier et comment bien chasser avec les chiens » Charles Darwin, Autobiographie. Dans ces conditions, la simple pratique sportive du tir était vouée à le dégouter progressivement.

Cependant, tirer des spécimens pour approvisionner ses collections faisait partie de ses compétences naturalistes. Dans la première moitié du XIXème siècle, les ornithologues ne possédaient pas de matériel optique performant. Tout comme Audubon, ils devaient donc tirer les spécimens qu'ils souhaitent étudier. Darwin perfectionna également sa maîtrise de la taxidermie afin de préserver les spécimens les plus fragiles. Mais pour autant, le jeune naturaliste n'était pas un « préleveur fou », à l'image de certains lépidoptéristes du XIXème siècle prêts à décimer une population entière pour leurs collections. Bien rapidement, les concours de tableau de chasse lui semblèrent aussi inutiles que cruels, et son approche de la chasse se fit de plus en plus raisonnée. Pour Darwin, la chasse doit se justifier comme moyen raisonnable d'étudier la faune sauvage ou prétexte gastronomique partagé.

Aussi, sa transition progressive entre sa passion pour la chasse et le naturalisme intervint au cours du Voyage à bord du HMS Beagle. Durant ce périple, les impératifs du naturalisme prirent définitivement le pas sur la pratique du tir bourgeois. Sans pour autant renier ses amours de jeunesse, Darwin explique dans son Autobiographie comment il raccrocha le fusil. « En regardant en arrière, je peux maintenant percevoir comment mon amour pour la science a progressivement prévalu sur tout autre goût. Au cours des deux premières années [du voyage], ma vieille passion pour le tir a survécu presque pleinement, et j'ai abattu moi-même tous les oiseaux et animaux de ma collection ; mais peu à peu j'abandonnai de plus en plus mon fusil, [...] car le tir interférait avec mon travail, plus particulièrement avec la compréhension de la structure géologique d'un pays. J'ai découvert, bien qu'inconsciemment et insensiblement, que le plaisir d'observer et de raisonner était bien supérieur à celui de l'habileté et du sport » Charles Darwin, Autobiographie.

Le jeune Charles Darwin était donc un chasseur-naturaliste accompli, déjà inscrit dans une démarche raisonnée et une gestion durable du gibier. Selon Robert Montgomerie [1], Charles Darwin avait acquis grâce à la chasse une bonne aptitude aux sciences de terrain, notamment en ornithologie. Rappelons qu'une des contributions majeures à la théorie de l'évolution repose justement sur l'interprétation de différents spécimens de Pinsons des Galápagos ! Ses critiques vis-à-vis de ses contemporains autorisent même la comparaison avec les initiatives de protection de la nature portées par des chasseurs et ornithologues français du début du XXème siècle, qui en 1912, donnèrent naissance à la LPO et à la réserve naturelle des Sept-Îles (Bretagne).

Mais revenons à cette partie de chasse du 4 juin 1832. Darwin et le fils aîné du fermier en charge du domaine forestier privé (celui-là même dont la grange abrite les montures des chasseurs) ont décidé de s'écarter de ce grossier jeu de tir aux oiseaux. Le jeune garçon est particulièrement habile avec des couteaux de chasse, et Darwin ne peut qu'admirer sa redoutable dextérité. « La veille ce jeune homme avait abattu deux grands singes barbus et en avait laissé un autre mort dans l'arbre : ces singes ont des queues préhensiles, qui une fois mortes par la pointe même supporteront tout le poids de l'animal » Charles Darwin, Journal de Bord.

Darwin examina ces deux spécimens de singes. Il s'agit de sa toute première observation de Simiiformes (ou singes parmi les Primates). Pour être plus précis, ces singes sont des Platyrrhiniens, ou singes du Nouveau Monde, qui se distinguent des Catarrhiniens, ou singes de l'Ancien Monde. Cependant, le terme de "singe barbu" n'étant pas scientifique, nous pouvons raisonnablement supposer qu'il s 'agit de deux Atelidae, peut-être même du genre Alouatta sp. ou singes hurleurs, dont le visage d'apparence "barbu" correspondrait à la description de Darwin. Dans la région de Rio de Janeiro, le Singe hurleur roux (Alouatta seniculus) est cependant absent. Il reste le Hurleur brun (Alouatta guariba) dont le pelage en contrastes rouge-orangés et noirs aurait pu renforcer la description de « singe barbu » faite par Darwin.


Hurleur brun (Alouatta guariba) - wikipedia

Charles ne put récupérer ces prises pour les expédier en Europe. Il est d'ailleurs fort probable que ces singes figurèrent au menu du dîner champêtre dressé en l'honneur de nos chasseurs. Nous n'en saurons pas plus, et pendant que Darwin se livrait à ses observations, nos prêtres continuent leur massacre systématique des oiseaux de la Création. « Nous avons rejoint notre groupe, que nous avons trouvé en train de tirer de beaux petits perroquets verts » Charles Darwin, Journal de Bord. La journée s'achève : « Nous avons ensuite mangé notre dîner et bu du vin à la manière de Don Quichotte dans un sac de peau de chèvre. — Après une vingtaine de révérences profondes [...], nous avons pris congé des deux aumôniers hospitaliers » Charles Darwin, op. cit. Au cours de son voyage, Darwin préleva encore d'autres spécimens tirés au fusil. Mais cette journée du 4 juin 1832 marqua toutefois notre jeune naturaliste. Durant cette partie de chasse, l'ancien gentleman adepte de tir s'en est allé, pour laisser la place à un naturaliste bien plus raisonné. A sa manière, Darwin fut un pionnier des premiers courants réflexions sur la conservation de la nature qui germeront dès la seconde moitié du XIXème siècle.


[1] Montgomerie, R. (2009). Charles Darwin's Fancy. The Auk, 477-484. [En ligne]

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