[1834] Excursion géologique jusqu'au pied des Andes (1/4)

Le 14 août 1834, Darwin entame un périple à cheval jusqu'aux Andes. Contraint par l'hiver, il choisit un périple qui lui épargnera la neige. Son guide, très probablement Mariano Gonzales, le conduit tout d'abord à l'Hacienda de Quintero, qui appartenait autrefois au fameux officier et aventurier britannique Lord Thomas Cochrane. La région traversée est vallonnée, sans que ces reliefs ne présentent de difficultés particulières. Le chemin le long du rivage Nord permet à Darwin d'observer à nouveau les fameuses couches de coquillages fossiles. Les locaux s'y intéressent aussi, mais pour d'autres raisons. Tout au long du chemin, les fours à chaux lancent leurs fumées vers le ciel bleu chilien.


L'Hacienda de Quintero ayant appartenu à Lord Cochrane, désormais un musée. Crédits : Patrimonio Muni Quintero / Wikipedia.


Le lendemain 15 août 1834, Darwin et son guide prennent la direction de la vallée de Quillota. Le paysage pastoral de vertes prairies séparées par de petites vallées et ruisseaux le séduit. « Dès que nous eûmes atteint le sommet de la Sierra, la vallée de Quillota apparut à nos pieds. La vue qu'elle offrait était remarquable par sa luxuriance artificielle. La vallée est très large et tout à fait plate, et elle est donc facilement irriguée de toutes parts. Les petits jardins carrés sont pleins d'orangers, d'oliviers et de toute sorte de légumes » Charles Darwin, Journal de Bord. Les deux voyageurs ont atteint ces « bassins plats » entre Océan Pacifique et Cordillère des Andes, que décrit Darwin comme d'anciens bras de mer ou grandes baies (voir les éléments géologiques en seconde partie de billet). Sur ces plateaux, sont situées les grandes villes chiliennes du début XIXème : San Felipe, Santiago, San Fernando. La fertilité de ces terres l'impressionne, au point d'y revenir à plusieurs reprises dans ses notes : « Les vergers produisent en grande abondance Pèches, Figues et Raisins. Grâce à tous ces avantages, les habitants de ce pays devraient être beaucoup plus prospères qu'ils ne le sont » Charles Darwin, op. cit. Si Darwin s'étonne de ne pas voir le pays se développer bien plus qu'il n'en est, c'est aussi parce qu'il remarque la présence de vastes propriétés d'éleveurs. Habitué désormais aux Gauchos et à leurs richesses pastorales, il porte un regard marchand désormais bien plus affûté. Mais il oublie que le pays sort tout juste des conflits qui ont marqué son indépendance. Les difficultés politiques et économiques demeurent nombreuses, l'abondance agricole ne suffit pas à rendre un pays prospère.

Darwin note également l'abondante présence d'un Passereau déjà croisé à Chiloé, le Chucao tapaculo ou Tourco rougegorge (Scelorchilus rubecula). Cet imposant Passereau de la famille des Rhinocryptidés est deux plus long que notre Merle noir. Il émet un cri si étrange que les locaux, superstitieux, n'osent l'imiter. Darwin a référencé au cours de son Voyage plusieurs Rhinocryptidés qu'il a regroupés sous le nom de « Myothera ». Cette famille ornithologique fut importante dans ses réflexions, puisque Darwin comprit rapidement qu'il avait affaire à un groupe taxonomique dont la diversité s'expliquait par l'adaptation aux divers habitats de leur aire de répartition sud-Américaine. Les Tapaculos sont en ce sens plus pertinents que les Nandous, ces derniers partageant les mêmes habitats. Or l'isolement géographique n'est pas suffisant pour expliquer que malgré leurs liens d'hérédité, ces différents Tapaculos avaient engendré une descendance avec modification. Darwin s'intéressera donc plus particulièrement aux Pinsons des îles Galápagos, sujet d'étude plus facile car outre leurs diverses variations phénotypiques, la barrière géographique formée par l'océan Pacifique facilite la démonstration.


Scelorchilus rubeculaIn Voyage dans l'Amérique méridionale, d'Orbigny (1847)

Les Tapaculos demeurent un sujet d'étude des biologistes évolutionnistes actuels. Dans la revue Science, Harvey et al. (2020) prennent ces taxons d'Oiseaux néo-tropicaux comme exemples de "points chauds" de la biodiversité tropicale. Mais les auteurs affirment aussi qu'ils présentent un contre-exemple au postulat intuitif que les Tropiques favoriseraient forcément des taux de spéciation plus élevés. En effet chez ces Passereaux, la spéciation est plus rapide dans les environnements les plus extrêmes de leur aire de répartition. Mais leur déplacements entre habitats tend à les accumuler ensuite dans des environnements plus favorables ; la richesse spécifique ainsi augmentée forme des points chauds de biodiversité tropicale.

Le 16 août 1834, le Major Domo qui gère l'Hacienda dans laquelle ils ont passé la nuit a la bonté de lui trouver un nouveau guide et des chevaux frais. Darwin est enchanté, après un séjour « parfait » dans cette demeure rurale, que l'équivalent ancien d'un guide de moyen montagne les rejoigne dans cette excursion ! Au programme de la journée, l'ascension de la Campana ou Cloche (1951 mètres d'altitude). « Les sentiers étaient très mauvais, mais la géologie et le paysage nous payèrent amplement de nos efforts » Charles Darwin, op cit. Chemin faisant, il croise quelques Gauchos chiliens, mais ces derniers arpentent la montagne à pied. Le jeune homme est déçu de cette rencontre, au point de les juger comme n'étant pas de vrais gentlemen, certainement pas « nés sur un cheval » et préférant manger du pain et des pommes de terre ! Fort heureusement, son guide a prévu pour le bivouac du soir de frire du charqui, des lanières de bœuf séché, avec du maté pour boisson. Darwin est rassuré, il aura son barbecue de « véritable Gaucho » au grand air ! La nuit est calme et silencieuse. A peine entend-il de temps à autre le cri d'un Viscache ou d'un Engoulevent.


Paysage du Parc national La Campana. Crédits : Diego Alarcón / Wikipedia


Les flancs de la Campana dissimulent un trésor végétal. Par endroits, s'élèvent des bosquets de Palmiers et d'une sorte de Bambou de grande taille. Darwin est surpris de croiser des Palmiers jusqu'à 1370 mètres d'altitude. Il s'agit en réalité d'une espèce adaptée au froid, le Palmier du Chili (Jubaea chilensis), capable de supporter des températures descendant jusqu'à -15°c ! Chaque année entre août et septembre, il est massivement abattu pour extraire du stipe sa sève, récoltée sous l'appellation de miel de palmier. Un Palmier de grande taille peut fournir plusieurs centaines de litres de sève, Darwin n’exagère en rien lorsqu'il précise 90 gallons (340 litres). Une fois concentrée et distillée, cette sève donne une mélasse sucrée qui doit reposer quelques temps avant commercialisation. L'exploitation du Palmier du Chili fut si intensive que l'espèce est désormais classée Vulnérable par l'UICN.

Le 17 août 1834, Darwin et son guide atteignent les crêtes élevées de la Campana. Ils passent toute la journée au sommet, le jeune naturaliste étant absorbé par son travail. Depuis cette esplanade, Darwin peut admirer à l'Ouest l'horizon de l'océan Pacifique, et à l'Est la Cordillère des Andes. « Qui peut éviter d'admirer la puissance extraordinaire qui a soulevé ces montagnes, et plus encore les périodes innombrables qui ont dû être nécessaires pour fendre toutes ces masses rocheuses, les déplacer et les niveler ? » Charles Darwin, Journal de Bord. A ce stade du voyage, il ne fait plus un doute que Darwin a rejeté le catastrophisme au profit du gradualisme de Lyell. Notre jeune homme s'avère quelque peu surpris par ses premières observations des Andes, qui ne ressemblent pas à l'image qu'il s'en faisait. Mais ce terrain de jeu géologique est riche de promesses, entre ses pics lointains et ses cônes volcaniques, ses mines de métaux précieux et ses roches métamorphisées.

Le soir, Darwin en profite pour bavarder avec ses compagnons de route. Il comprend mieux, à leur contact, le fonctionnement social du Chili. Pour lui qui est désormais coutumier des Gauchos argentins, les Guasos ou Huasos chiliens sont très différents. Les Huasos ne considèrent pas les autres hommes comme leur égal. D'ailleurs, ses deux guides répugnent à manger en même temps que lui ! Ils agissent comme une aristocratie rurale, n'accordant pas gracieusement l'hospitalité aux voyageurs. Leur tenue diffère sensiblement, et ils portent des éperons « ridiculement grands ». Contrairement aux Gauchos, les Huassos ne sont pas d'aussi habiles cavaliers, travaillant tout autant à pied lorsqu'ils louent leurs services dans les champs. Ils ne connaissent pas les bolas, mais manient le lasso avec plus de dextérité. Enfin, comme l'avait remarqué Darwin les jours derniers, le Huasso est plutôt végétarien, alors que le Gaucho se nourrit exclusivement de viande fraîche. Le 18 août, les trois voyageurs redescendent jusqu'à la Hacienda du Major Domo. Le lendemain, Darwin et son guide Mariano Gonzales prendront congé de leur hôte, et se dirigeront vers la ville de Quillota.


Résumé de la première étape de l'excursion (Août 1834).


Notes géologiques de ce premier tronçon parcouru (14 – 17 août 1834)

Géologisant sur le chemin, Darwin prend d'importantes notes sur ses carnets de terrain, qu'il retranscrivit par la suite dans ses travaux de recherche. Toutes ces informations ne sont pas forcément contenues dans son Journal de Bord ou son Voyage d'un naturaliste autour du Monde. Il convient donc de fouiller diverses archives et ouvrages de recherche de Darwin afin d'en retrouver la trace écrite.

Les couches de coquillages fossiles au Nord de Valparaiso firent bien entendu l'objet d'un paragraphe détaillé dans son ouvrage Geological Observations on South America :


« Pendant les soixante-quinze premiers milles au nord de Valparaiso, j'ai suivi la route côtière et, dans tout cet espace, j'ai observé d'innombrables masses de coquilles soulevées. Aux environs de Quintero, il y a d'immenses accumulations (exploitées pour la chaux) de Mesodesma donaciforme, entassées dans la terre sablonneuse ; elles abondent principalement à environ quinze pieds au-dessus de la marée haute, mais on trouve ici des coquilles, selon M. Miers, jusqu'à une hauteur de 500 pieds et à une distance de trois lieues de la côte : j'ai remarqué ici des balanes adhérant aux rochers à trois ou quatre pieds au-dessus des plus hautes marées. Dans les environs de Plazilla et de Catapilco, à des hauteurs de 200 à 300 pieds, le nombre de coquilles broyées, dont certaines parfaites, en particulier celles du Mesodesma, empilées en couches, était vraiment immense : le terrain de Plazilla avait évidemment existé sous forme de baie, d'où s'élevaient des masses rocheuses abruptes, exactement comme les îlots des baies brisées qui découpent maintenant cette côte. Des deux côtés des rivières Ligua, Longotomo, Guachen et Quilimari, il y a des plaines de gravier d'environ 200 pieds de hauteur, en de nombreux endroits absolument couvertes de coquilles. Près de Conchalee, une plaine de gravier est précédée d'une plaine inférieure et similaire d'environ soixante pieds de hauteur, et celle-ci est à son tour séparée de la plage par une large étendue de terre basse : les surfaces des trois plaines ou terrasses étaient jonchées d'un grand nombre de Concholepas, de Mesodesma, d'une Vénus existante et d'autres coquilles littorales encore existantes. Les deux terrasses supérieures ressemblent beaucoup en miniature aux plaines de Patagonie ; comme elles, elles sont sillonnées de vallées sèches, à fond plat et sinueuses. Au nord de cet endroit, je me suis dirigé vers l'intérieur des terres ; je n'ai donc plus trouvé de coquillages ; mais les vallées de Chuapa, Illapel et Limari sont limitées par des plaines couvertes de gravier, comprenant souvent une terrasse inférieure à l'intérieur. Ces plaines forment des bras semblables à des baies entre et dans les collines environnantes ; et elles sont continuellement unies à d'autres vastes plaines couvertes de gravier, séparant les chaînes de montagnes côtières de la Cordillère » 


Charles Darwin, Geological Observations on South America.


Puis en suivant la route de la vallée de Quillota, il remarque que le granite affleurant de la chaîne côtière cède ensuite la place à une roche légèrement métamorphisée aux surprenants minéraux verts. Darwin s'empresse d'en prendre note sur son carnet de terrain. « In ascending, first Granitic, Quartz & White feldspar. — Altered Slates & Porphyritic greenstone, alternating many times, Slate with metal, greywacke with water lines, Brecia, & red Limestone, particles blending together, angular cleavage: then directly, fine porphyritic ; sonorous greenstone, a reddish grewwacke passing into porphyry » Charles Darwin, Valparaiso Notebook. Notons d'ailleurs que Darwin signale à plusieurs reprises la présence de roches porphyriques verdâtres, que l'on peut associer à des dykes andésitiques. Or l'andésite n'est-elle pas une roche volcanique associée au volcanisme de subduction, comme dans les Andes ? La présence de métal souligne qu'il s'agit de porphyres métalliques, ce que Darwin confirmera par la suite en visitant une mine de cuivre.

Quelques années plus tard, Darwin revient sur ces observations : 


« La région entre la Cordillère et le Pacifique a une largeur moyenne de 80 à 100 milles. Elle est traversée par de nombreuses chaînes de montagnes, dont les principales, à la latitude de Valparaiso et au sud de celle-ci, s'étendent presque du nord au sud ; mais dans les parties les plus septentrionales de la province, elles s'étendent dans presque toutes les directions possibles. Près du Pacifique, les chaînes de montagnes sont généralement formées de syénite ou de granite, et/ou d'un porphyre euritique allié ; dans les basses terres, outre ces roches granitiques et ces roches vertes, et beaucoup de gneiss, il existe, surtout au nord de Valparaiso, quelques districts considérables de véritable schiste argileux avec des veines de quartz, passant à un schiste feldspathique et porphyrique » Mais de préciser également : « Près de Valparaiso, la roche dominante est le gneiss, qui contient généralement beaucoup de hornblende » 


Charles Darwin, Geological Observations on South America.


Dans son Journal de Bord au 17 août 1834, Darwin parle de crêtes de diorite au sommet de la Campana, certains rochers semblant être apparus « tout récemment », peut-être lié à l'érosion découvrant des roches encore peu altérées. La diorite est une roche magmatique plutonique grenue. Elle contient des feldspaths plagioclases, de l'amphibole verte (hornblende), et des micas. Dans le Voyage d'un naturaliste autour du Monde, Darwin ne fait plus référence à de la diorite mais à du grès, qui géologiquement n'a strictement rien à voir ! A noter que dans son Journal de Bord, il évoque par la suite de la diorite sur d'autres sites andins. Quant aux Geological Observations on South America, elles nous livrent suffisamment de détails pour penser que la nature géologique complexe de la Campana fut tout simplement éludée dans ses récits de Voyage :


« Je décrirai la Campana de Quillota [...]. Cette colline est remarquable par sa hauteur de 6400 pieds : son sommet montre un noyau, découvert sur une hauteur de 800 pieds, de roche verte fine, comprenant de l'épidote et du minerai de fer magnétique octaédrique ; ses flancs sont formés de grandes couches de conglomérat argilo-pierreux porphyrique, associé à divers porphyres et amygdaloïdes véritables, alternant avec d'épaisses masses d'une roche ardoise très feldspathique, parfois porphyrique, de couleur pâle, avec ses lamelles de clivage plongeant vers l'intérieur à un angle élevé. À la base de la colline, il y a des syénites, un mélange granulaire de quartz et de feldspath, et des roches quartzeuses dures, toutes appartenant à la série métamorphique basale. Je peux observer qu'au pied de plusieurs collines de cette classe, où les porphyres sont vus pour la première fois (comme près de S. Fernando, du Prado, de Las Vacas, etc.), des roches quartzeuses dures similaires et des mélanges granulaires de quartz et de feldspath se produisent, comme si les parties constitutives les plus fusibles de la série granitique avaient été retirées pour former les porphyres sus-jacents » 


Charles Darwin, Geological Observations on South America.


Toutes ces contributions indiquent l'importance des observations géologiques débutées lors de ce premier périple à l'intérieur des terres chiliennes. Darwin s'en servira par la suite dans ses réflexions sur la formation de la Cordillère des Andes. Il montrera que la complexité des structures métamorphiques est liée à la formation de cette chaîne de montagnes, et interprétera également le métamorphisme de contact et les filons magmatiques comme la preuve de l'injection passée de magma dans cet encaissant.

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