[1832] De bien curieuses crevettes prises dans la nasse

Le 4 septembre 1832, le brouillard perturbe la navigation et le HMS Beagle avance prudemment en direction de Bahia Blanca. Si tout travail de cartographie est ajourné, Darwin quant a lui n'est pas au chômage. Pour tromper l'inconfort de cet incessant roulis, il consacre ses journées à pêcher à la nasse quelques Invertébrés pélagiques. Les prises de ses coups de filet l'intriguent fort. Il remplit de nombreuses pages de ses carnets de zoologie des descriptions de ces organismes marins. Mais plus précisément, deux spécimens de crevettes vont retenir son attention. Ces deux exemples tirés de ses Notes Zoologiques nous sont d'autant plus instructifs qu'ils nous renseignent sur la méthode suivie par Darwin pour identifier ses prises, et même proposer de nouvelles hypothèses susceptibles d'enrichir les connaissances de son époque.

Première observation marquante, Darwin décrit longuement un spécimen larvaire de crevette-mante, nom vernaculaire désignant l'Ordre des Stomatopoda (Crustacés Malacostracés). Il désigne ce Crustacé par le terme de « Erichtus » , qui à l'époque était employé pour désigner un taxon à part entière. Désormais, les biologistes considèrent cet Erichtus comme le stade larvaire des crevettes-mantes. Mais Darwin tout comme ses contemporains ignoraient cette précision. Darwin était même à la pointe de la carcinologie puisqu'il avait à sa disposition dans la bibliothèque du HMS Beagle les cinq volumes du catalogue « Le règne animal distribué d'après son organisation pour servir de base à l'histoire naturelle des animaux » de Georges Cuvier (1829-30, seconde édition). Or le quatrième volume, confié aux soins du zoologiste Pierre André Latreille, est un guide de détermination sobrement dénommé « Crustacés, arachnides et partie des insectes ».



Les descriptions de Darwin dans ses Notes Zoologiques sont remarquables tant il s'attache minutieusement à retrouver dans ses spécimens pêchés les critères de détermination formulés par Latreille. Puisque ce dernier accorde beaucoup d'importance aux détails anatomiques des pattes des Stomatopoda, Darwin fait de même. Les notes conservées dans ses carnets zoologiques ne se limitent pas à la morphologie, mais aussi aux comportements de l'animal prisonnier dans un aquarium. Hélas, « Erichtus » est en réalité un stade larvaire des Stomatopoda. Nul doute que les spécimens adultes de cet ordre auraient fortement intrigué Darwin tant leur biologie est remarquable. Dotées de pattes ravisseuses, ces espèces benthiques se terrent dans l'attente d'une proie potentielle. Elles ne s'y cantonnent pas toute leur vie, et se déplacent pour rejoindre d'autres territoires de chasse ou rechercher un partenaire de reproduction. Leur capacité visuelle est très développée, figurant parmi les plus sophistiqués du règne animal. Leurs capacités cognitives sont surprenantes ; capables de mémorisation, ces crevette-mantes sont dotées d'un sens de l'orientation hors du commun et adoptent des stratégies de navigation étroitement proches de celles des Insectes migrateurs. Ce qui laisse à penser que ces capacités cognitives seraient apparues bien avant la séparation phylogénique entre Crustacés et Insectes, voilà 480 millions d'années.

Mais revenons aux autres spécimens pêchés dans sa nasse. Darwin use de la même rigueur lorsqu'il décrit une seconde crevette, collectée cette fois-ci en grand nombre. Il s'agit de spécimens de crevette-opossum du genre Mysis sp., de l'ordre des Mysida (Mysidaceae ? Groupe non-catégorisé). Cependant ne confondons pas le mysis, un des stades larvaires lors du développement chez les Crevettes, avec le genre Mysis sp. taxon initialement décrit par Latreille. Leur curieux nom vernaculaire provient de leur remarquable mode de reproduction. La fécondation est externe, comme chez la plupart des crevettes, mais le mâle insère ses pénis dans une poche incubatrice ou marsupium de la femelle pour y déposer son sperme. Ce marsupium est une expansion lamellaire au niveau des pattes thoraciques des femelles. Les œufs fécondés demeurent dans cette poche ; après éclosion les juvéniles vont s'y développer pendant une quinzaine de jours. Darwin remarque cette particularité dans ses Notes Zoologiques : « Les femelles avaient attaché près de la base de la dernière paire de pattes, une membrane ciliée circulaire incurvée, une fois repliée, formant des poches proéminentes ; dans chacun d'eux se trouvaient deux jeunes animaux, d'une longueur d'environ 1/15 de pouce ». Le faible nombre de juvéniles arrivés à maturité est en accord avec les connaissances actuelles sur la stratégie de reproduction de cette crevette : un faible taux de reproduction, mais un excellent taux de survie des jeunes durant leur phase larvaire grâce à la protection de cette poche incubatrice.


Morphologie des Mysida (NOAA, 2006)

Cette particularité est très succinctement évoquée par Latreille. Aussi Darwin tente d'apporter quelques hypothèses supplémentaires à partir de ses observations. «  Dans cette membrane se trouvaient des vaisseaux de couleur sombre, très ramifiés.— & je suppose que par ces poches sont transmis les nutriments au jeune animal » Charles Darwin, op. cit. Ce qui ne semble pas vraiment être le cas des marsupiums de Crustacés aquatiques. La fonction est cependant avérée pour les marsupiums de Crustacés Isopodes terrestres. Néanmoins, le sens de l'observation de Darwin est une fois de plus correctement mis à l'épreuve, puisqu'il tente de mieux comprendre la stratégie de reproduction si originale de cette espèce.

Les connaissances zoologiques de Darwin au cours du Voyage du Beagle étaient fortement reliées aux ouvrages à sa disposition à bord. Ils contribuèrent à la construction sur le terrain de ses connaissances naturalistes. Autodidacte éclairé, il commet parfois des erreurs d'identification, comme pour ces Cténophores confondus avec des Tuniciers en août-septembre 1832. D'autres coquilles de ses Notes Zoologiques sont à mettre sur le compte des savoirs zoologiques encore balbutiants concernant certains taxons d'invertébrés. Quoi qu'il en soit, les Notes Zoologiques rédigées au cours du Voyage du Beagle sont aussi un témoignage de construction d'un savoir scientifique. Elles soulignent comment, en confrontant ses observations minutieuses à des lectures attentives, Darwin se construisit un solide bagage de zoologiste.

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