[1832] L'arrivée du HMS Beagle à Bahia Blanca
L'expédition se limite donc à un seul canot, sans préciser pour le moment laquelle des embarcations du HMS Beagle servit au transport. Trois hommes seulement sont cités : le Capitaine FitzRoy, le pilote (M. Harris) et Charles Darwin. Il y avait assurément des matelots pour manœuvrer l'embarcation, auxquels Darwin fait vaguement allusion dans son Journal de Bord. Toujours est-il qu'après une éprouvante journée de navigation, le canot arriva dans une crique située à 6 kilomètres de la colonie. Une petite Goélette y est à l'ancre, et des cavaliers Gauchos gardent un cabanon sur la rive. La petite troupe impressionne Darwin. Leurs longs éperons, leurs ponchos, leurs sabres et leurs mousquets ; ces cavaliers lui semblent aussi féroces que sauvages. La plupart d'entre-eux sont des métisses de sang espagnol et indien ; leurs traits renforçant le tableau qu'en dresse le jeune naturaliste.
La petite garnison de cavaliers leur ordonne de les suivre. Pris en croupe, ils galopent de nuit vers la forteresse de Bahia Blanca. L'accueil sur place n'est pas des plus cordiaux. Le Commandant de la garnison fait preuve de civilités, mais son second le Major n'a de cesse de les presser de questions. L'arrivée d'un navire de la Royal Navy inquiète grandement les autorités militaires locales. Le souvenir du siège britannique de Buenos Aires (1806-1807) n'est pas si lointain. Il faut dire que le Capitaine FitzRoy commet une erreur diplomatique en se targuant de pouvoir faire remonter plusieurs navires de ligne à travers la baie. Le vieux Major est atterré par cette vantardise, qu'il interprète comme l'aveu d'une prochaine invasion. Il s'en fallut de peu cette nuit-là pour que la délégation ne fut jetée aux fers. Mais le véritable ennemi de la garnison n'est pas anglais ; les tensions entre tribus indiennes et colons argentins s'intensifient. La pression des Gauchos, avides faire pâturer leurs vastes cheptels équins et bovins dans la Pampa, s'accompagne d'une recrudescence d'escarmouches sanglantes. D'ici peu, la Province de Buenos Aires va organiser une première Campagne génocidaire contre les tribus amérindiennes.
La ville de Bahia Blanca est alors une colonie récente, fondée en même temps que la "Forteresse Protectrice d'Argentine" par le colonel Ramón Bernabé Estomba, le 11 avril 1828. Darwin commet dans son Journal de Bord une grossière erreur en désignant sa garnison comme espagnole ! La Révolution de Mai 1810 a déjà libéré les colonies d'Amérique du Sud; et alors que Darwin entreprend son Voyage à bord du Beagle, la situation politique en Amérique méridionale hispanophone s'est complexifiée. Les Provinces-Unies du Río de la Plata, en guerre un temps contre le Brésil, ont connu les affres de la guerre civile. Leur existence s'efface progressivement au profit de la Confédération Argentine. Le général Rosas, qui vient d'achever son premier mandat en tant que gouverneur de la Province de Buenos Aires, n'en reste pas moins l'homme fort de cette fragile Confédération. En 1832, la forteresse de Bahia Blanca défendait fièrement les intérêts argentins en plein territoire indien. Elle comptait une garnison de près de 400 soldats. Et la population gonfla brutalement l'année suivante, lorsque le général Rosas initia la première Campagne du Désert (1833-1834) contre les Amérindiens.
Bahia Blanca et sa forteresse à l'époque de leur fondation. |
La fondation de Bahia Blanca est encore récente, remontant à quelques années en arrière durant les derniers jours des Provinces-Unies du Río de la Plata. Darwin situe dans son Journal de Bord l'événement six années plus tôt. Mais la véritable fondation eut bien lieu quatre ans avant l'arrivée du Beagle. Le projet était d’ailleurs planifié de longue date, mais il fut mis en œuvre alors que la Guerre argentino-brésilienne s'achevait (1825-1828). Les autorités des Provinces-Unies entendaient renforcer leurs frontières les plus méridionales, jusqu'ici défendues par la forteresse de Carmen de Patagonia. L'échec du siège brésilien contre cette place forte surplombant les rives du Rio Negro conforta le projet, et la "Forteresse Protectrice d'Argentine" fut fondée un an après la victoire de Carmen de Patagonia. Un village s'établit autour de la forteresse, et devint au fil des décennies l'actuelle métropole de Bahia Blanca (335 190 habitants en 2022).
FitzRoy, dans ses Narratives, nous en apprend un peu plus sur leur interrogatoire par les officiers argentins, entretien qui auraient pu tourner au vinaigre. Devant les militaires, le capitaine FitzRoy présente Darwin en sa qualité de naturaliste. Or les officiers argentins ignorent ce que peut bien être un "naturalista". De plus, les instruments d'observation que notre jeune homme a emporté avec lui attirent l'attention. M. Harris qui leur sert d'interprète, explique qu'il s'agit « d'un homme qui sait tout ». Mais les militaires ne sont pas convaincus par ces explications, et pensent plutôt avoir affaire à un espion anglais ! FitzRoy tente de rassurer comme il le peut les officiers argentins, qui consentent à les laisser repartir libres.
Plan de Bahia Blanca en 1834. |
La délégation britannique doit passer la nuit dans la maison d'un ami de M. Harris. Le lendemain 8 septembre, notre petit groupe repart à cheval jusqu'au canot, sous bonne escorte Gaucho. « Puis, une bonne brise aidant, au milieu de la journée nous étions au navire » Charles Darwin, Journal de Bord. Tout laisse donc à penser que le canot utilisé n'était autre que la baleinière personnelle du Capitaine, qui pouvait être équipée d'une voile. De retour à bord du Beagle, FitzRoy donne l'ordre de ravitailler en bois et en eau. Trois canots sont mis à l'eau pour prudemment explorer les environs. Précaution des plus sages, car l'équipage ne tarde pas à repérer des éclaireurs Gauchos. Les argentins se méfient toujours du navire britannique. Le Capitaine accoste et s'entretient avec eux. Les sentinelles lui disent surveiller les indiens, et se défendent de surveiller le Beagle. Mais personne n'est dupe. Toutefois, les Gauchos se montrent fort courtois et indiquent au Capitaine comment se ravitailler en eau potable.
Les tensions se dénouent alors que Darwin questionne les Gauchos sur leurs exploits de chasseurs. Ces derniers, flattés, lui font démonstration du maniement des bolas et offrent à l'équipage d'appétissants œufs de Nandous. Le Capitaine leur paie leurs services de quelques dollars, aussi les Gauchos repartent de forte bonne humeur. Il fallut cependant attendre jusqu'au 11 septembre pour que les militaires de la forteresse de Bahia Blanca concluent que le Beagle ne présentait aucun danger immédiat. Les jours suivants, les cavaliers Gauchos ravitaillent en viande fraîche le brick-sloop. Nul doute que ce geste cache l'impatience des militaires argentins à presser le départ du Beagle. Pendant ce temps, Darwin chasse. « Je passe le mois de septembre en Patagonie à peu près comme je le ferais en Angleterre, c'est-à-dire à la chasse ». Charles Darwin, op. cit. Cependant l'utile se mêle à l'agréable, puisqu'il renouvelle lui aussi les provisions de bord tout en enrichissant ses observations zoologiques. Il parcourt librement plusieurs miles à l'intérieur du pays, et n'est inquiété ni par les Gauchos, ni par les Indiens.
Le Capitaine FitzRoy, quant à lui, caresse un tout autre projet. La cartographie des côtes de Patagonie s'annonce plus longue que prévue, et M. Harris dispose de deux Goélettes qu'il pourrait bien mettre au service de l'expédition moyennant finances. Mais il lui faut d'abord aller chercher les deux navires au Rio Negro. Le temps d'attendre les bâtiments, de procéder à leur inspection puis à leur réarmement, Darwin va parcourir à loisir les paysages sauvages alentours. C'est ainsi qu'il finit par se rendre à Punta Alta, située à 18,5 km du navire. Dans les dépôts sédimentaires de cette côte sablonneuse, il va découvrir un imposant gisement de fossiles qui marquera à tout jamais le récit paléontologique de l'expédition.
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