[1832] Les Cerfs de la Pampa

Durant le mois de septembre 1832 alors que le HMS Beagle se ravitaille en eau douce et en vivres dans la baie de Bahia Blanca, Darwin décroche son fusil et enchaîne les partie de chasse. Qu'il soit seul, accompagné du Lieutenant Wickham ou encore escorté par des Gauchos, Darwin renoue avec sa vieille passion de jeunesse. « Je passe le mois de septembre en Patagonie à peu près comme je le ferais en Angleterre, c'est à dire à la chasse. Ici cependant il y a en plus la satisfaction de savoir que l'on procure de nouvelles provisions pour tous les hommes de bord » Charles Darwin, Journal de Bord. Sur son tableau de chasse du 12 septembre, figurent deux beaux cerfs. Il n'est cependant pas au bout de ses surprises lorsque le valet du Capitaine qui les accompagne lui et Wickham abat trois autres Cervidés !

Mais de quelle espèce s'agit-il ? Dans les brochures cynégétiques modernes, les séjours de chasse dans la Pampa nous promettent de beaux tableaux de Cerfs élaphes. Cependant, ces ruminants européens ne furent introduits en Argentine que fin XIXème. La faune autochtone n'est cependant pas dépourvue en Cervidés, bien que leurs populations étaient vraisemblablement plus nombreuses autrefois. Pour résoudre ce mystère, plusieurs choix d'espèces s'offrent à nous. Remarquez cependant que la solution à cette énigme, proposée en fin d'article, corrobore les hypothèses mentionnées dans les carnets de Darwin et rejoint les conclusions de George R. Waterhouse qui s'attela à l'inventaire mammalogique du Voyage du Beagle.


Cerf des Pampas (Ozotoceros bezoarticus)


Dans ses Notes sur les Animaux, carnet de synthèse rédigé à la fin de son voyage avec la précieuse aide de Syms Covington, Darwin mentionne la présence d'une espèce de cerf autochtone très abondant dans les régions bordant le Rio de la Plata et jusqu'au Rio Negro. Mais qui semble disparaître dès lors que le voyageur atteint la Patagonie. Darwin consigne aussi son abondance autour de la Sierra Ventana et dans les collines au nord de Maldonado. Alors qu'il prépare la peau d'une de ces bêtes pour qu'elle soit naturalisée, Darwin est saisi par l'insoutenable odeur de l'animal. A tel point qu'il est pris de nausées. L'odeur persiste même une fois arrivés en Angleterre ! Le phénomène était connu des Gauchos, qui devaient prendre de prudentes précautions s'ils souhaitaient en consommer ce gibier. Ils enterraient la venaison quelques temps dans un sol frais afin de la débarrasser de son goût infâme. D'une manière ou d'une autre, l'équipage du Beagle dut traiter cette viande convenablement afin de la consommer à son tour !

Forts de ces précisions, examinons les différentes espèces de cerfs autochtones argentins. Premier candidat, le Cerf des marais (Blastocerus dichotomus). Une mauvaise pioche, puisque ce Cervidé ne parcourt pas vraiment la Pampa. Son habitat se limite aux couvertures végétales, en lisière de forêt, non loin des marécages et des zones humides. Ce ne correspond pas aux biotopes chassés par Darwin. Second candidat, le Cerf des Andes ou Huemul (Hippocamelus bisulcus). Cette espèce a cependant fortement décliné. Son aire de répartition comprenait autrefois une plus large portion de la Patagonie chilienne comme argentine. Mais avec une nette préférence pour les secteurs Sud-Ouest de ce vaste territoire sauvage. Ce qui ne correspond pas à la position géographique Nord-Est du Rio Negro. Darwin ne croisa vraisemblablement pas cette espèce lors de ses parties de chasse dans la Pampa.

Il ne nous reste plus qu'un candidat, le Cerf des Pampas (Ozotoceros bezoarticus). Son nom vernaculaire semble tout indiqué, cependant examinons quelques détails supplémentaires. Très répandu et abondant au XIXème siècle, son aire de répartition a fortement reculé ces derniers siècles et raison de sa chasse intensive. Notons que persistent encore des populations non loin de Bahia Blanca et dans la campagne uruguayenne. Enfin, ce Cerf est bien connu des chasseurs pour la très forte odeur qu'il dégage. Une information pertinente qui renvoie aux descriptions précédentes de Darwin.

Ne nous y trompons donc pas, Charles Darwin et George R. Waterhouse ont assurément vu juste en identifiant ces Cervidés de la Pampa en tant que spécimens de l'espèce Cervus campestris, renommé depuis Ozotoceros bezoarticus. L'édition initiale du second tome de la Zoologie du Voyage du HMS Beagle était même agrémentée d'une planche des trophées de chasse de Darwin. « Le Cervus campestris est extrêmement abondant dans tous les pays limitrophes de la Plata. On le trouve dans le nord de la Patagonie jusqu'au sud du Rio Negro » précise d'ailleurs l'ouvrage cité.


Trophées de chasse de Darwin en Amérique du Sud (bois de cerf)

Hélas, Darwin participa durant ces quelques jours de chasse au déclin de cette espèce, désormais considérée comme quasi-menacée par l'UICN. Un triste sort dont le grand naturaliste aurait certainement été peiné, lui qui passé la fougue de l'adolescence, s'interrogea au cours de son Voyage sur une pratique raisonnée de la chasse. En effet dès 1832, il se détourna du massacre des concours de tableaux de chasse et chercha à prélever en conscience ce qui lui était strictement nécessaire. Mais rapidement, constatant que le fusil le gênait plus qu'autre chose dans sa pratique des sciences naturelles, il décida de le raccrocher définitivement. Sans pour autant renier cette vieille passion de jeunesse qui l'anima si puissamment durant ses années d'étudiant à Cambridge.

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