[1833] De Bahia Blanca à Buenos Aires

Du 8 au 20 septembre 1833, Darwin entreprend un second périple argentin à cheval. La distance est cette fois-ci de 644 km à travers la Pampa. Son guide lui ayant fait faux bond, Darwin eut toutes les peines du monde à en trouver un nouveau. Il lui fallut même pour cela obtenir l'aide écrite du général Rosas ! En chemin, il pourra toutefois compter sur le soutien des soldats en garnison dans les postes-relais. Un net avantage, qui lui permettra de se passer de guide si jamais ce dernier lui fait encore faux bond. Désormais escorté et en possession d'un bon pour emprunter des chevaux durant son périple, Darwin peut enfin se mettre en route.


Itinéraire de Darwin dans la pampa argentine (Zárate & Folguera, 2009). 

Le premier jour, lui et son guide quittent la plaine de Bahia Blanca pour se diriger vers le le Rio Sauce. Changement de chevaux à un premier poste-relais, puis poursuite de la cavalcade. Le fleuve a un débit si rapide au printemps grâce à la fonte des neiges. Il est alors considéré comme infranchissable, sauf un passage à gué stratégique. Il représente ainsi une barrière naturelle contre tout raid indien venant de l'Ouest, ce qui ne l'empêche pas d'être surveillé précisément par le second poste-relais. Darwin apprend des Gauchos qu'il prend sa source dans les Andes. L'information lui semble bien hasardeuse, comme il le démontre dans le Voyage d'un naturaliste autour du monde. C'est en effet faux, puisque ce Rio descend des Sierras de Ventania, dans la Province de Buenos-Aires. Ce massif montagneux enneigé en hiver alimente les cours d'eau durant la fonte printanière, ce qui explique son cours irrégulier durant l'année. L'étiage est d'ailleurs bien prononcé lorsque Darwin et son guide longent le Rio.

Le massif des Sierras de Ventania fascine Darwin. Aussi accompagné de son guide, ils entreprennent le lendemain de chevaucher en direction des ces montagnes. Le 9 septembre, il atteignent le plateau montagneux granitique. Il semble que ce massif de roche plutonique émerge littéralement d'un paysage de rocailles calcaires. Les températures nocturnes sont particulièrement basses en cette saison, puisque l'eau de leur bouilloire gèle durant la nuit au bivouac ! Dès le matin, lui et son guide entreprennent l'ascension du Cerro Tres Picos (1239 m), point culminant du massif. Durant la randonnée, Darwin remarque avec intérêt des roches métamorphiques foliées alternant lits clairs et sombres. S'il avait eu plus de temps devant lui, il aurait pu aussi remarquer la présence de métavolcanites, témoignages d'ancien filons de magma ayant achevé leur remontée en surface par des événements volcaniques.

Mais l'ascension est rude malgré la faible altitude du Cerro Tres Picos. Il faut constamment franchir des arêtes rocheuses, redescendre d'étroites vallées, pour s'attaquer au col rocailleux suivant. A ce rythme, Darwin s’essouffle. Des crampes aux cuisses rendent sa progression difficile. Et bien qu'appréciant plus que quiconque l'ascension de promontoires rocheux, il est contraint de faire demi-tour alors qu'il ne lui reste plus que deux arêtes finales à franchir. Darwin met son échec sur le compte du manque d'entraînement, ainsi que de ses récentes chevauchées qui n'ont pas correctement préparé ses muscles pour un tel effort. « C'est une leçon qu'il vaut la peine de retenir » conclue notre jeune sportif dans son Journal de Bord. Durant cette randonnée, lui et son guide sont sur le qui-vive. Les massifs montagneux sont des refuges idéaux pour les tribus indiennes. Lorsqu'ils croisent des chevaux en train de paître, ils se cachent immédiatement dans les hautes-herbes pour examiner les alentours à la longue-vue. Fausse alerte, les deux hommes reprennent leur marche.

Darwin espérait peut-être retenter l'ascension le lendemain. Hélas, le mauvais temps du 10 septembre les forcent, lui et son guide, à retourner vers le poste-relais le plus proche, le long du Rio Sauce. Le soir au feu de camp, il apprend que le Cerro Tres Picos fut quelques années auparavant le théâtre d’âpres combats contre les Amérindiens. Seules quelques femmes, sautant sur leurs montures, purent en réchapper en assénant de grosses pierres sur les soldats. La région n'en demeure pas plus sûre pour autant, aussi Darwin et son guide profitent le lendemain de l'escorte du Lieutenant et de ses hommes en route pour le troisième poste-relais depuis Bahia Blanca. Sur leur chemin, les troupeaux de bovins et de chevaux sont gardés par des soldats. Au loin, ils aperçoivent la poussière d'une troupe de cavaliers indiens. Ce sont les hommes du Cacique Bernantio, une vieille connaissance (de nom) pour Darwin. Visiblement, le Cacique et ses hommes ont été lavés de tout soupçon de sédition. Ils se dirigent jusqu'à de proches Salinas ; Darwin explique dans son Journal de Bord que les Indiens sont friands de sel qu'ils consomment comme des morceaux de sucre. Les soldats en présence leur déconseillent cependant de s'approcher des cavaliers ; il est toujours à craindre qu'après les vexations des derniers jours, Bernantio ne se défoule sur quelques voyageurs isolés.

Le 12 septembre 1832, Darwin, son guide et son escorte arrivent au troisième poste-relais. Le général Rosas avait personnellement invité Darwin à rejoindre cette petite troupe militaire pour voyager en toute sécurité une partie du trajet jusqu'à Buenos-Aires. L'officier avait reçu également l'ordre direct d'escorter le jeune anglais. Il dut se trouver bien soulagé de l'avoir retrouvé l'avant-veille au second poste-relais du Rio Sauce ! Le devoir rattrape cependant le Lieutenant. Mais d'ici quelques jours, lui et ses hommes seront de nouveau disponibles pour poursuivre leur escorte. Darwin et son guide conviennent donc de rester pendant ce temps au troisième poste-relais. Le jeune Charles en profite pour chasser et explorer les alentours. Le soir, ils sont sept compagnons autour du feu ; le Lieutenant et ses quatre hommes, Darwin et son guide. Le jeune naturaliste regarde avec curiosité cette petite bande hirsute jouer au lancer de boules ou aux cartes à la lumière du feu de camp. Darwin se place plutôt en retrait, songeur face à ce tableau sauvage. Les hommes fument leurs cigarillos et boivent du maté. Autour d'eux gisent les reliefs du gibier capturé. Non loin de là, les chevaux sont parqués dans le corral.

Les journées se succèdent, monotones. Deux cavaliers passent par le poste-relais, se dirigeant vers le Sud pour livrer un colis au général Rosas. Ils restent bivouaquer pour un soir. Afin de tuer le temps, Darwin accompagne les soldats à la chasse. Il joue cependant de malchance ; peut-être a-t-il tenté à nouveau d'utiliser ses bolas. Et ceci un an après son cuisant échec de septembre 1832, lorsqu'il ne parvint qu'à se prendre lui-même les jambes dans les lanières ! Pour l'anecdote, il ramena d'ailleurs ces fameux bolas en Angleterre. Les visiteurs de Down House peuvent d'ailleurs les y admirer. Le 14 septembre, Darwin n'en peut plus d'attendre le Lieutenant. Ils décide de suivre trois soldats jusqu'au poste-relais suivant. En les comptant, lui et son guide, ils seront cinq fusils. Assez pour couvrir les 20 lieues les séparant du cinquième poste-relais. C'est qu'en chemin, ils croiseront les ruines carbonisées du fameux quatrième poste-relais attaqué par des indiens. La Pampa est dans cette région bien plus humide, les nombreux marais lui rappellent les étangs de Cambridge.



L'étape est longue et fatigante pour les chevaux. Tous les cavaliers tirent à la bride une monture de rechange. Le 15 septembre 1832, arrivée aux ruines quatrième poste-relais. L'endroit est alors tristement célèbre, puisque la garnison fut récemment tuée par un raid Indien. C'est d'ailleurs suite à cet incident que le Cacique Bernantio dut répondre de l'échec de sa mission d'extermination des coupables. Pour la nuit, les soldats ramènent un abondant gibier. Ils mettent aussi le feu à la Pampa, afin de dérouter d'éventuels Indiens en maraude. La Pampa ainsi amendée donnera aussi de meilleurs pâturages pour le bétail. La Campagne du Désert est un double génocide, à la fois ethnologique et écologique.

Le 16 septembre, Darwin et son guide poursuivent l'aventure en laissant derrière eux les soldats au cinquième poste-relais. En chevauchant vers les suivants, les zones humides se succèdent. Le paysage lui rappelle la plaine marécageuse du Cottenham. Près du septième poste-relais, Darwin admire de nombreux oiseaux d'eau. La Sierra Tapalken n'est plus très loin. L'itinéraire de Darwin à travers la Pampa laisse aussi penser qu'il contourna la Tandilia, une chaîne de montagnes formée voici plus de 2 milliards d'années lors de la collision de deux plaques locales. Il aurait certainement apprécié d'y trouver les fameux affleurements de gneiss lités et leurs bandes de grenats. Mais hélas, la zone fut certainement évitée en raison de la menace indienne. Sur le chemin, un spectacle morbide s'offre au regard. Darwin ne peut que remarquer les centaines de cadavres d'oiseaux : un violent orage de grêle est même parvenu à tuer des Nandous ! Rien ne se perd dans la Pampa, les deux cavaliers se ravitaillent en viande sur les cadavres encore frais. Puis ils reprennent la route. La nuit venue, les cavaliers atteignent le huitième poste-relais, sur le Rio Tapalguen. Pour le souper, Darwin déguste de la viande de puma. « Sa chair est blanche et son goût ressemble étonnamment à celui du veau » Charles Darwin, Journal de Bord.

En route pour le neuvième poste-relais durant la journée du 17 septembre 1832. Darwin et son guide chevauchent toujours seuls. Les troupeaux sont plus nombreux alors qu'ils quittent les marécages pour atteindre une région fertile. Ces terres appartiennent pour la plupart au général Rosas ; les bergers et gauchos que croisent la petite troupe sont tous ses employés. Retour à la civilisation : toldos, ranchos et pulperias (qui sont l'équivalent d'épiceries-saloons). Darwin en profite pour acheter des biscuits, même si le régime carné des gauchos lui convient fort bien. Le soir, arrivée au dixième poste. Au 18 septembre, en route vers les onzièmes et douzièmes postes-relais. Les Amérindiens croisés en chemin sont des alliés de Rosas, qui vivent désormais du commerce de matières premières. A la nuit tombée, traversée du Salado. Le fleuve, large de 40 mètres, est réputé pour ses eaux profondes à la fonte des neiges. Mais en cette saison, il n'est qu'un mince filet d'eau saumâtre. Durant la nuit, ils atteignent le quatorzième poste-relais qui n'est autre qu'une propriété agricole de 1725 km² appartenant au général Rosas ! Les bâtiments principaux sont organisés comme une forteresse, et les 300 ouvriers agricoles sont aussi des miliciens aguerris. Une habitude chez le général Rosas, que Darwin inspecte par lui-même.

Le lendemain 19 septembre, Darwin et son guide atteignent la petite ville de Guardia del Monte. Quel contraste entre les jardins verts de pêchers et de cognassiers après des semaines de chevauchée dans la Pampa ! En ville, la population montre le plus vif intérêt pour la campagne militaire de Rosas : « la plus juste de toutes les guerres, parce que faite à des barbares » se justifient les argentins. Arrivée dans la soirée au 18ème poste-relais. Le commandant refuse l'accès à Darwin, arguant qu'il ne peut se fier à personne en raison du banditisme local. Cependant lorsque Darwin lui tend son passeport et le laisser-passer signé de Rosas en personne, l'officier change subitement de ton. Avec déférence, il accueille dans son relais le « Naturalista don Carlos » comme le précise son passeport ! Sans même n'avoir la moindre idée de ce que peut bien être un Naturaliste, la signature du général lui suffit pour conclure qu'il s'agit là d'un titre prestigieux. Et comme vous le savez fort bien, malheur à qui maltraite un protégé de Rosas.

Enfin le 20 septembre 1833, deux autres postes-relais et la compagnie arrive à Buenos-Aires. Les premières maisons, avec leurs haies d'agaves, leurs bosquets d'oliviers et de pêchers, lui font bonne impression. Darwin prend congé de son guide et se rend chez M. Lumb, un compatriote anglais, chez qui il va séjourner quelques temps. Bien que ravi de son séjour dans la pampa, Darwin se réjouit de retrouver le confort d'un authentique cottage anglais ! Quelques jours de repos et le voilà reparti pour un nouveau voyage terrestre, cette fois-ci en direction de Santa Fe.


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