[1832] Observations géologiques et zoologiques sur les Rochers de Saint-Paul

Le 15 février 1832, Charles Darwin explore les rochers de Saint-Pierre et Saint-Paul. Ce petit archipel, situé dans l'océan Atlantique au niveau de la zone de convergence intertropicale et juste au-dessus de l'équateur, est un ensemble d'îlots rocheux d'une superficie totale de 13000 m² culminant à 22,5 mètres au-dessus du niveau de la mer. Désormais territoire brésilien, cet archipel était un récif inhabitable pour les navigateurs du XIXème siècle. De nos jours, l'île Belmonte (principale île de l'archipel) accueille un phare et une station scientifique en permanence occupée par des chercheurs brésiliens.


Carte de l'archipel de Saint-Pierre et Saint-Paul par le HMS Erebus (1839)

Le HMS Beagle y fit escale entre les 15 et 16 février 1832, notamment pour se ravitailler en viande fraîche et en poissons. Darwin quant à lui y réalisa plusieurs relevés géologiques et zoologiques, démontrant une fois de plus de ses talents affutés d'observateur en tant que naturaliste de terrain. Ces « rochers de Saint-Paul » tels que baptisés à l'époque par la Royal Navy sont situés à près de 1000 km des rives brésiliennes et un peu moins de 2000 km des rives africaines. Leurs eaux fort poissonneuses et les colonies d'oiseaux marins qui s'y sont établies en font donc une source de nourriture potentielle que le capitaine FitzRoy compte bien exploiter.

Le Beagle arrive dès le 15 février à quelques miles de l'archipel rocheux et met en panne durant la nuit. Le matin du 16 février 1832, deux chaloupes sont mis à l'eau à trois miles du rivage rocheux. La première chaloupe conduite par l'aspirant Stokes se charge de la pêche et des relevés cartographiques. Darwin embarque dans la seconde chaloupe avec M. Wickham (1er Lieutenant du HMS Beagle) et deux autres marins. La houle est mauvaise et ils débarquent non sans mal sur l'ilot Challenger (baptisé aussi São Paulo ou Saint-Paul).

Sur l'île Challenger, Darwin constate au combien l'écosystème terrestre de l'archipel est limité. Des oiseaux marins, quelques parasites infestant leur plumage et leurs nids, et des araignées chassant les rares invertébrés constituent la faune locale. Pas de végétaux sur ce rocher désolé ; on trouve cependant des lichens et des herbacées sur l'île Belmonte. Un scarabée du genre Quietus, une mouche du genre Olfersia, un crabe du genre Grapsus et un cloporte indéterminé enrichissent ce bestiaire des plus limités. Dans son Journal de Bord, Darwin décrit la présence de deux espèces d'oiseaux marins : « les Fous & les Noddis ». D'après Wikipedia, les rochers de Saint-Paul sont habités par des Fous bruns (Sula leucogaster), des Noddis bruns (Anous stolidus) et des Noddis noirs (Anous minutus). Hélas pour ces oiseaux, l'équipage est venu se ravitailler en viande. Aussi abattent-ils un grand nombre de volatiles avec des pierres. Darwin fracasse même des crânes à l'aide de son manteau de géologue ! FitzRoy raconte que les deux membres d'équipage qui accompagnent Darwin veulent se servir du marteau comme d'une arme de jet. « Non, non, tu vas casser le manche » s'offusque-t-il. Mais à peine a-t-il parlé qu'il s'empresse de tester l'idée et fracasse le crâne d'un volatile d'un lancer franc ! L'équipage de sa chaloupe revient à bord avec une belle provision d'œufs et d'oiseaux.

La chaloupe de l'aspirant Stokes a pour sa part pêché profusion de poissons et même deux requins venus s'attaquer aux lignes. La blancheur des îles recouvertes de guano réverbère la lumière et la chaleur du soleil équatorial. Ce qui n'est pas sans compliquer le travail sur ces rochers. Darwin rapporte d'ailleurs dans son Voyage d'un naturaliste que ces fientes se mêlent à la roche superficielle en une structure étonnante, d'aspect nacré comme des coquillages. Cette bio-mineralisation interpelle fortement le jeune naturaliste. Des échantillons qu'il fournit à son retour à d'éminents géologues, il ne peut que constater leur méprise face à ce qu'ils identifient comme des roches volcaniques ! Mais ses propres analyses sont formelles, ces dépôts sont bien plus proches de la nature minérale des coquillages que des roches ignées.

Durant ce court séjour sur l'archipel, Darwin va s'intéresser plus en détails à la géologie de l'île Challenger. Il imagine que les rochers de Saint-Paul constituent les sommet d'une impressionnante montagne sous-marine. Leur composition minéralogique est cependant fort complexe : « le roc se compose de hornstein ; dans d'autres, de feldspath; on y trouve aussi quelques veines de serpentine » Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde.


Carte géologique de l'archipel de Saint-Pierre et Saint-Paul. Sources.


Globalement, Darwin a vu juste sur la minéralogie de l'île Challenger, et il aurait pu certainement établir la carte géologique de l'archipel Saint-Paul s'il en avait eu le temps. Ce qui par contre lui faisait défaut, c'était une bonne compréhension de l'origine de ces affleurements. Darwin considère que ces roches serpentinisées, qui lui rappellent certainement ses précédentes observations au Pays de Galles, ne sont pas à proprement parler des roches magmatiques comme il en connaissait en son temps. Ce qui l'amène à considérer la géologie de l'archipel comme insolite. « Fait remarquable : toutes les petites îles situées loin de tout continent, dans les océans Pacifique, Indien ou Atlantique, à l'exception des Seychelles et de cette petit rocher, sont, je crois, composées soit de corail ou de matière éruptive ». Darwin, op. cit.

Mais pour autant, l'explication définitive lui échappe. Et pour cause, Darwin ignore tout de la tectonique des plaques. Tout comme de l'existence de la dorsale medio-Atlantique, dont l'archipel de Saint-Pierre et Saint-Paul constitue un affleurent émergé. Darwin est en présence de péridotites, qui sont des roches mantelliques. Lorsqu'elles sont proches de la surface terrestre comme dans le cas des dorsales lentes, elles subissent une altération hypothermale qui les serpentinise. Darwin a donc correctement identifié la serpentine et eut raison de rejeter toute origine volcanique de cette roche !

Comme écrit précédemment, Darwin décrit correctement la serpentine mais bute sur la détermination péridotites. Nous pouvons difficilement l'en blâmer, puisque pour simplifier au XIXème siècle, les géologues séparent les roches en trois catégories seulement : sédimentaires, magmatiques et métamorphiques. Mais ils ignoraient tout des roches mantelliques. Or la péridotite n'est ni une roche plutonique, ni une roche magmatique ! Elle ne rentrait donc pas dans cette classification pétrologique sommaire. L'observation de Darwin était donc particulièrement juste, eu égard les connaissances pétrologiques de son époque. Il est remarquable que Darwin parvienne aussi loin dans son interprétation géologique par la seule force de ses talents d'observation. Cette rigueur lui vient très certainement de l'expérience du terrain acquise lors de son précédent voyage géologique au Pays-de-Galles.

Les interprétations de Darwin excluent donc toute origine volcanique, cependant elles demeurent incomplètes à la lumière des connaissances contemporaines. Car pour correctement interpréter la présence de péridotite serpentinisée sur l'île Saint-Paul, il lui aurait fallu connaître la structure géologique de la dorsale médio-Atlantique, ainsi que sa dynamique de limite de plaques divergentes. Les premiers soupçons de chaîne sous-marine medio-Atlantique datent de 1850. Darwin en eut certainement connaissance. Mais il faudra attendre les travaux de Marie Tharp pour que cette dorsale s'inscrive enfin dans la théorie de dérive des continents d'Alfred Wegener. Bien trop tôt pour Darwin, évidemment.

Enfin, Le 1er Juin 2009, le vol Air France 447 Rio-Paris s'abîmait dans l'Océan Atlantique au large de l'archipel de Saint-Pierre et Saint-Paul, entraînant dans la mort 228 passagers et membres d'équipage. Nous ne les oublions pas.



L'archipel se situe sur la dorsale médio-Atlantique (illustration de Akihisa Motoki, 2007)


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