[1832] Santiago, étape majeure pour le géologue Darwin (2/3)

Charles Darwin est mondialement connu pour ses travaux sur l'origine des espèces, qui ouvrirent la voie à la biologie évolutive moderne. Mais ses contributions en géologie, toutes aussi importantes, sont souvent ignorées du grand public. Pourtant, durant son voyage à bord du HMS Beagle, il réalisa d'importantes découvertes en géosciences qui lui permirent même, un peu plus de deux ans après son retour en Angleterre, d'être élu membre de la Royal Society en janvier 1839.


Le marteau de géologie de Darwin. Conservé au Sedgwick Museum of Earth Science, à Université de Cambridge.

Dès son enfance à Schrewsbury, Darwin collectionne les minéraux et pierres insolites. Ses aspirations d'enfant ne sont pas pour autant modestes. Comme il le rapporte dans son Autobiographie, il cherche alors à identifier le moindre caillou ramassé. Cependant, sa collection demeure purement amatrice, même si le zèle qu'il y mit durant ses années d'écolier est des plus remarquables. Au cours de ses études de médecine à l'Université d'Edimbourg, il suit les conférences du minéralogiste Robert Jameson et participe à des sorties étudiants sur le terrain. Mais il n'est pas séduit par les leçons du grand géologue, et finit même par développer une certaine aversion pour la discipline. La pilule cours d'amphithéâtre passe mal.

C'est probablement pour cette raison que sa collection de minéraux cède le pas à une autre obsession chez l'adolescent Charles Darwin : la collection de Coléoptères. Durant ses études au Christ's College de Cambridge, Darwin s'y consacre activement, possédant même une vitrine dédiée aux Coléoptères dans sa chambre d'étudiant et accrochant aux murs des reproductions de dessins de spécimens remarquables ! La géologie demeure quelques temps sa bête noire, avant de s'y remettre progressivement. D'abord en assistant aux conférences privées d'Adam Sedgwick, président de la Geological Society of London, et de son mentor John Stevens Henslow. Ensuite, par les nécessités de ses études lors de son dernier semestre à Cambridge, début 1831.

Alors que Darwin valide son Bachelor, il doit encore un semestre au Christ's College. En effet, le jeune Charles avait effectué sa rentrée un semestre plus tard que ses camarades, le temps de rattraper son retard notamment en grec ancien. Henslow lui propose d'occuper ce semestre dû en se consacrant à l'étude de la géologie. C'est durant ce premier semestre 1831 que le jeune Darwin va parfaire sa formation universitaire dans cette discipline. Enfin pendant l'été 1831, le Pr. Henslow l'introduisit auprès du Pr. Sedgwick afin que Darwin l'assiste dans ses travaux de géologie au Pays de Galles. A la manière d'un "stage de fin d'études", ce séjour gallois renforça considérablement les compétences terrain du jeune Darwin. Par rapport aux standards de l'époque, nous pouvons considérer qu'à 22 ans, Darwin avait atteint le niveau équivalent aujourd'hui à un géologue sortant de Master (bac+5).

Quels ouvrages de référence Darwin consulta durant sa formation universitaire de géologue ? Rappelons que si les Principes de Géologie de Charles Lyell sont aujourd'hui considérés comme des œuvres majeures de la littérature géologique, le premier tome parut en 1830 chez l'éditeur John Murray, et Darwin n'y aura accès qu'au moment de son embarcation à bord du Beagle, fin 1831. Il est possible qu'il travailla dès cette période le Manuel de Minéralogie de Robert Jameson (1821), revenant probablement sur son aversion pour ses cours magistraux ! Mais aussi sur sa promesse faite à Edimbourg de ne « jamais lire un livre sur la géologie » Darwin, Autobiographie. Ce manuel fait d'ailleurs partie des livres les plus annotés de sa bibliothèque. Preuve qu'il fut un précieux compagnon de route tout au long de sa vie.

Pour identifier correctement les minéraux, les géologues allemands avaient proposé un système multicritères basé sur la couleur, la forme et le degré de dureté des minéraux. Le célèbre savant Carl Friedrich Christian Mohs avait ainsi publié en 1824 un Manuel moderne de classification et d'identification des minéraux, que Darwin consulta certainement. De plus, Charles Darwin se référait souvent à la Nomenclature des couleurs de Werner, publié par Patrick Syme en 1821, et dont les précieuses planches colorisées servaient à l'époque de nuancier afin de correctement comparer minéraux, végétaux et animaux. C'est notamment grâce à ce livre que Darwin décrivit les glaciers "bleu béryl" de la Terre de Feu. Enfin, pour préparer son voyage à bord du Beagle, le Pr. Henslow lui recommanda la lecture de A Description of Active and Extinct Volcanos, par Charles Daubeny. Une référence de haut niveau universitaire pour l'époque, qui permit à Darwin de rapidement se spécialiser dans l'identification et l'interprétation des roches volcaniques et leur minéralogie.

Durant cette période d'immersion dans les géosciences du XIXème siècle, il fut très certainement initié au courant de pensée du catastrophisme, idéologie alors dominante parmi les scientifiques de l'époque. Pendant des décennies, les naturalistes considérèrent que les reliefs actuels avaient été façonnés par différentes crises cataclysmiques au cours de l'histoire de la Terre. L'interprétation des fossiles comme preuves d'espèces vivantes désormais éteintes ne remonte qu'à la fin du XVIIIème siècle. Dans une vision fixiste des espèces, ils sont la preuve que certaines espèces ne survécurent pas aux déluges bibliques. Dans la même logique, la sédimentologie s'intéresse aux dépôts superficiels qu'elle identifie sous le terme générique de « diluvium », référence plus ou moins assumée au Déluge tel que rapporté dans la Bible.

Mais pour autant, les géologues des années 1830 doutent de plus en plus que la Terre ait pu connaître les événements bibliques tels que décrits dans la Genèse. En réalité, Darwin étudie la géologie à une époque où il apparaît clairement que la date de création de la Terre ne peut pas remonter à quelques six millénaires en arrière. La mise en évidence de dépôts sédimentaires remontant au Déluge de Noé n'apparaît plus comme un axe de recherche crédible pour la communauté scientifique. De même, il est fort probable que les travaux de Buffon sur les boulets chauffés à blanc soient parvenus jusqu'aux oreilles du jeune Darwin, qui savait alors que plusieurs preuves expérimentales permettaient de repousser l'âge de la Terre bien au-delà des dates bibliques proposées par les additionneurs méthodistes.

Alors qu'il aborde le Cap-Vert, le jeune Darwin est déjà un géologue de bon niveau, formé à la pratique du terrain, mais encore pétri d'une lecture « catastrophiste » de l'orogénèse. Or s'il commence à la même période sa lecture assidue du premier tome des Principes de Géologie de Charles Lyell, il lui faudra encore quelques temps pour que les écrits du géologue n'imprègnent profondément son interprétation terrain de la géologie. Pour ainsi dire, l'élément déclencheur opère en 1832, sur Quail Island (Ilhéu de Santa Maria), une petite île volcanique devant Porto Praya. Au retour à Cap-Vert en 1836, la conversion à l'uniformitarisme de Lyell était déjà totale.

Pearson & Nicholas (2007) ont soigneusement reconstitué les observations géologiques de Darwin à Santiago. Ils rapportent ainsi que dans ses Notes géologiques, Darwin utilise encore un vocabulaire propre au catastrophisme pour décrire la géologie de Santiago ou de Quail Island. Les sédiments portent la dénomination de « Diluvium ». Le fameux vieux baobab de 6000 ans observé dans les vallées au nord de Praya est encore pris comme élément temporel de comparaison du paysage, mais Darwin doute pour autant que son âge canonique en fasse un témoin de la Création du Monde. Ses observations des reliefs encaissés des plateaux rocheux de Santiago, au 2 février 1832, considèrent l'action rapide et violente d'immenses quantités d'eau, érodant brutalement le paysage parcouru. Ce sont les fameuses « marques d'extrême violence » que Darwin peine encore à intégrer dans un raisonnement gradualiste et qu'il relie toujours à une lecture catastrophiste du paysage.

Et pour autant, l'élévation des reliefs par rapport au niveau de la mer interroge fortement le jeune Darwin, qui déjà dans ses Notes géologiques ne peut s'empêcher de comparer aux fameux Temple de Sérapis, témoin à l'échelle humaine d'une variation locale du niveau de la mer. Sans que jamais il ne cite Lyell qui reprend aussi cet exemple dans ses Principes de Géologie, il faut y voir une première preuve que la lecture du premier tome est en train d'influencer Darwin. En effet, l'analyse de Quail Island démontre non seulement les talents de géologue terrain de Darwin, mais témoigne aussi de sa compréhension gradualiste de la géologie. La conversion à Lyell est en cours.

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