[1835] Le salpêtre et son exploitation péruvienne

Le 13 juillet 1835, Darwin se rend dans une exploitation de salpêtre à proximité d'Iquique, à 67 km dans les terres. Nous avions eu occasion de décrire le sinistre chemin désertique menant à l'entreprise dans le précédent billet. Il est temps de nous intéresser à cette visite industrielle ! Le salpêtre, ou « or blanc du désert », fit la fortune du Pérou au même titre que le fameux guano des îles Chincha. Nous sommes alors au tout début de cette histoire agro-industrielle, qui marqua la révolution agro-industrielle du XIXème siècle, mais provoqua également deux conflits militaires majeurs en Amérique du Sud.

L'agronomie du XIXème siècle connaît une première révolution avec les travaux du chimiste allemand Justus Liebig sur l'importance des éléments fertilisants azotés et phosphatés pour la croissance des végétaux (1848). La Loi agronomique des facteurs limitants de Sprengel (1828), adaptée et popularisée par Liebig dans les années 1850, va participer à la fondation de l'agriculture intensive dès le XIXème siècle jusqu'à nos jours. Or avant que ne soit inventé le procédé de synthèse Haber-Bosch, la production d'engrais dépendait uniquement de ressources naturelles disponibles. Le deux principales substances fertilisantes massivement exploitées furent alors le guano et le salpêtre. Grâce à ces engrais minéraux, le rendement moyen du blé bondit de 10 quintaux à l'hectare à 40 - 60 quintaux à l'hectare (Dumas, 1965) !


Description du "caliche" ou gisement de salpêtre au musée de Humberstone (Chili)

Darwin ne parle guère de guano durant son Voyage autour du Monde. Peut-être parce que le HMS Beagle ne visita pas les fameuses îles Chincha, dont le Pérou exploita les gisements dès les années 1820. Cette substance minérale, issue du lessivage de l'accumulation massive de fientes d'oiseaux marins sur une surface calcaire, est naturellement riche en nitrates et phosphore. Le guano fut une ressource naturelle si lucrative et capitale que la marine espagnole tenta, en vain, de capturer les îles Chincha lors de la fameuse "guerre du guano" (1865-1866). Pour sa part, Darwin eut occasion de s'intéresser au salpêtre lors de son séjour à Iquique. Cette visite industrielle entre dans un contexte de la révolution agronomique en France, Allemagne et Angleterre entre 1830 et 1850, mais aussi de tensions géopolitiques croissantes. Ces dépôts de nitrate de soude du désert d'Atacama ne subirent une exploitation industrielle intensive qu'une fois les gisements naturels de guano des îles Chincha quasiment épuisés (Aldebert, 2023). Durant la seconde moitié XIXème siècle, la région d'Iquique connut un développement économique majeur, non sans de graves tensions sociales et internationales. Les conditions de travail, déplorables, furent à l'origine de mouvements sociaux parfois lourdement réprimés, comme lors du massacre des manifestants à Iquique en 1921 (Andre, 1996). La manne économique de cette ressource naturelle, devenue stratégique avec l'épuisement du guano insulaire, fut également le casus belli de la Guerre du Pacifique (1879-1884) au terme de laquelle le Chili annexa la région péruvienne d'Iquique.

Dans son Journal de Bord, Darwin décrit les gisements blancs d'une épaisse croûte de sel qui recouvrent les grès. Ils brillent à la lumière du soleil péruvien. Le propriétaire de l'usine d'extraction du nitrate de soude à partir du salpêtre récolté insiste sur la faible rentabilité de son entreprise. Rappelons que tant que le guano fut en mesure de concurrencer le salpêtre, son industrie demeura limitée. Darwin revint plus en détails sur ces gisements de salpêtre dans ses Geological observations on South America (1846). Il en décrit la nature sédimentaire, dans un contexte géologique plus large propice à leur formation passée. Mais il s'intéresse au final assez peu au procédé technologique de traitement du salpêtre alors employé dans la première moitié du XIXème siècle : le procédé Paradas. « Le nitrate de soude purifié par solution dans de l'eau bouillante se vend , rendu au navire, 14 shillings les 100 livres » Charles Darwin, Journal de Bord. Ce manque de rentabilité sera résolu dans la seconde moitié du XIXème siècle avec l'introduction du système Shanks, qui va permettre une réelle production industrielle.

Témoin des prémices d'une révolution agro-industrielle majeure, Darwin ne peut être le prophète de ces transformations et ne mesura pas les futurs enjeux économiques et géopolitiques qui s'auguraient alors. Néanmoins, sa curiosité scientifique le poussant à enchaîner les visites industrielles en Amérique du Sud, il eut occasion de documenter les gisements de salpêtre d'Atacama et les prémuces de leurs exploitations commerciales au cours du XIXème siècle.


Notes bibliographiques :

Aldebert, V. (2023). Le salpêtre, or blanc du désert. e-Phaïstos [En ligne], XI-2.

Andre, J.L. Pérou Quand le salpêtre était roi. Le Monde, 07 décembre 1996.

Dumas, J.-L. (1965). Liebig et son empreinte sur l'agronomie moderne. Revue d'histoire des sciences, 18(1), 73-108.


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