[1835] Darwin et la Neige rouge

Au cours de sa traversée de la Cordillère des Andes, Darwin observe à plusieurs reprises un étonnant phénomène. La neige d'altitude est souillée de rouge ! Non, il ne faut point y voir le sang versé des Incas, mais la conséquence d'une efflorescence de micro-organismes que les biologistes commençaient seulement à comprendre. Mais dans un contexte de polémique scientifique autour du phénomène, Darwin demeure d'abord prudent et préfère se ranger à la vieille explication géologique. Ce n'est qu'une fois de retour en Angleterre qu'il prendra parti – avec raison – sur l'origine de la Neige rouge. Revenons sur cette affaire :


Image d'illustration : Neige rouge sur le mont Ritter (Sierra Nevada, USA). Crédits : Wikimedia

Dans son « Voyage d'un naturaliste autour du Monde » (1839), Darwin relate ses observations andines de neige rouge : « Je trouve sur plusieurs champs de neige le protococcus nivalis, ou neige rouge, que nous ont fait si bien connaître les récits des voyageurs arctiques. Les empreintes des pas de nos mules devenues rouge pâle, comme si leur sabot était imprégné de sang, attirent mon attention. ». Dans son Journal de Bord, Darwin rapportait aussi sa découverte, à la date du 21 mars 1835 : «  C'est là que j'ai observé pour la première fois la substance décrite par les navigateurs de l'Arctique sous le nom de Neige Rouge » ; « La neige n'est teintée que là où elle avait été piétinée par les mules et où le dégel avait été rapide ». Il précise aussi avoir prélevé quelques échantillons qu'il analysera bien plus tard au microscope. Cette coloration est due à de minuscules boules rouges de deux centièmes de millimètre de diamètre. Elles lui semblent revêtues d'une successions d'enveloppes qui lui évoquent des œufs de Mollusques, mais il se garde bien de toute fausse interprétation. Il fait sécher cette poudre sur une lettre qu'il adresse à son mentor John Henslow : « Sur certaines grandes étendues de neige éternelle, j'ai trouvé la fameuse neige rouge des pays arctiques. Je vous envoie avec cette lettre mes observations et un morceau de papier sur lequel j’ai essayé de sécher quelques spécimens. Si le fait est nouveau et que vous le jugez utile, examinez-les vous-même ou envoyez-les à quiconque a décrit les spécimens du Nord, et publiez une notice dans un périodique ». Correspondance de Charles Darwin à John Henslow, 18 avril 1835.

Il semble donc que Darwin connaissait les descriptions de glace rouge faites par les navigateurs anglais. Mais comment l'avait-il su ? La fameuse Neige rouge, bien que connue depuis l'Antiquité, connaît un regain d'intérêt du grand public lors de l'expédition du Capitaine Ross au Nord-Ouest du Groenland. Le 17 août 1818 dans la Baie de Baffin, une couche rouge sang visible sur la glace intrigue l'équipage. Lorsque Ross publie l’historique de son voyage en 1818, ses Narratives contiennent un appendice du botaniste Robert Brown attribuant la coloration à une micro-algue. Le Times s'empara de cette information et publia le 4 décembre 1818 un article « Red Snow from the Arctic Regions ». Cette anecdote de l'expédition du Capitaine Ross ne peut que fasciner les lecteurs du Times, et peut-être même le jeune Darwin ! C'est fort probable, même s'il était alors âgé de 9 ans, Darwin ayant toujours été un esprit curieux. Mais rien n'empêche d'imaginer qu'il en eut connaissance bien plus tard à l'adolescence, ou lorsqu'il fut étudiant ! En effet dès son retour d'expédition dans la Cordillère des Andes, il écrit le 23 avril 1835 une lettre à sa sœur Susan contenant le paragraphe suivant : « Vous savez que les plantes des régions arctiques se trouvent fréquemment dans des latitudes plus basses, à une altitude qui produit un degré égal de froid. — J'ai remarqué une illustration assez curieuse de cette loi en trouvant sur les plaques de neige éternelle, la fameuse neige rouge des navigateurs du Nord. — Je vais envoyer à Henslow une description de ce petit lichen, pour lui, s'il estime qu'il vaut la peine de la publier dans certains périodiques » Correspondance de Charles Darwin à Susan Darwin, 23 avril 1835. De toute évidence, Darwin fait référence à l'expédition Ross et accorde au phénomène une origine biologique. Ce qui n'est pas sans évoquer la polémique entre Robert Brown qui, comme nous l'avons vu, associait la neige rouge à une algue unicellulaire ; et Francis Bauer concluant à une nouvelle espèce de champignon, Uredo nivalis. Une polémique qui ne fut en rien résolue par l'article de C. A. Agardh (1824), bien que ce dernier prend l'initiative de baptiser la micro-algue Protococcus nivalis.

Mais alors, pourquoi Darwin trancha-t-il sur le terrain pour une preuve d'érosion minérale ? Lors de son excursion dans la Cordillère des Andes, jeune naturaliste suppose que cette couleur rouge provient de la poussière des montagnes environnantes, comme il le note sur son carnet de terrain1 : « Neige rouge. Observées sur les deux crêtes les plus hautes, de petites spores deux ou trois fois plus grosses que le diamètre, dépassant la limite de la neige éternelle, ressemblaient à des morceaux de terre brune éparpillés sur la neige. Pensé à de la poussière de brèche et de porphyre ». La « neige rouge » est un phénomène déjà connu depuis l'Antiquité dans les Alpes, et Darwin en avait certainement eu connaissance de part sa formation de géologue. Le naturaliste genevois de Saussure, qui étudia cette neige rouge dans les Alpes suisses, lui avait en effet attribué une origine minérale. Les roches andines croisées par l'expédition sont riches en porphyre rouge, et l'intérêt majeur de Darwin pour la géologie au cours de son expédition a certainement dû l'emporter dans cette hâtive conclusion. Il revint bien des années plus tard sur cette première hypothèse, qu'il rejetta alors sans le moindre doute. « Je suppose d’abord que cette couleur rouge provient de la poussière des montagnes environnantes, qui sont composées de porphyre rouge, car l’effet grossissant des cristaux de la neige fait paraître ces groupes de plantes microscopiques comme autant de particules grossières » Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du Monde.

Résumons l'affaire. En 1835, Darwin connaissait bien les hypothèses biologiques sur l'origine de la Neige rouge. Pour autant, lors de sa découverte dans les Andes, il se montra sceptique en demeura fidèle à la vieille interprétation géologique. Mais ne sachant comment trancher la question, il préféra en laisser le soin à son mentor et ami le Pr. Henslow. En effet, il semble que notre jeune naturaliste ne put alors creuser plus en détails la question, les Narratives de l'expédition du Capitaine Ross et l'appendice botanique de Robert Brown étant supposément absents de la bibliothèque du HMS Beagle. Probablement n'eut il pas non plus connaissance de la publication d'Agardh (1824) avant son retour en Angleterre, en octobre 1836. Durant les trois années qui suivirent, Darwin eut largement le temps de compléter ses recherches bibliographiques et de revenir sur ses observations microscopiques. Aussi dans son « Voyage d'un naturaliste autour du Monde » (1839), attribua-t-il correctement le phénomène de neige rouge à la micro-algue Protococcus nivalis.

 Cette micro-algue unicellulaire est de nos jours connue sous le nom de Chlamydomonas nivalis ; une espèce d’algues vertes unicellulaire du genre Chlamydomonas qui appartient à la classe des Chlorophycées. Il s'agit d'une algue psychrophile, c'est à dire nécessitant des milieux froids pour se développer. Sa faculté de survivre à la glace et de se développer dès que l'eau dégèle est surprenante. Elle contient un pigment rouge, l'astaxanthine, un caroténoïde qui lui donne cette couleur rouge rosée. Ce pigment secondaire, sa paroi épaisse et divers autres agents cryo-conservateurs lui permettent de survivre dans ces conditions glacées ! Si Darwin trancha en faveur de cet agent biologique, le phénomène de Neige rouge agita la communauté pendant près d'un siècle encore. Ce n'est qu'au début du XXème siècle que le rôle des micro-algues psychrophiles fut peu à peu admis par la communauté scientifique. Aujourd'hui, les efflorescences de Chlamydomonas nivalis sont perçues comme un signe de réchauffement climatique. Leurs proliférations croissantes inquiètent les climatologues; car ces vastes surfaces rouges pourraient réduire l'albédo de la glace et de la neige.


1. Barlow, Nora (1945). Charles Darwin and the voyage of the Beagle. London: Pilot Press.



Commentaires

Articles les plus consultés en ce moment :

[1835] Les choix naturalistes de Darwin

[1835] Une hacienda au Chili

[1834] Arrivée dans l’île de Chiloé